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Opération «Griffe-Epée» : que veut Erdogan ?

L'historien et spécialiste de l'art de la guerre à l'époque contemporaine, Sylvain Ferreira, décrypte les enjeux entourant la stratégie mise en place par le président turc Erdogan contre les troupes kurdes dans le nord de la Syrie.

Une situation tendue

Depuis mai dernier, Ankara menace de mener une opération militaire d’envergure dans le nord de la Syrie contre les troupes kurdes des Forces démocratiques syriennes : l’YPG qui représente l’essentiel des combattants des FDS.

Sylvain Ferreira, est historien, journaliste, consultant TV et spécialiste de l’art de la guerre à l’époque contemporaine. Il est le fondateur du site «Veille Stratégique», et auteur de La bataille de Marioupol aux éditions Caraktère.

Pour la Turquie, les YPG sont affiliés au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Après avoir mobilisé d’importants moyens militaires de part et d’autre de la frontière, la Turquie a pourtant limité ses opérations tout au long de l’été à des raids aériens et des bombardements d’artillerie qui, parfois, visaient même les troupes de l’armée régulière syrienne (SAA). A plusieurs reprises, les observateurs ont cru déceler dans ces opérations les prémices d’une offensive terrestre, il n’en fût rien. L’intervention diplomatique et militaire de la Russie dans la région a semble-t-il permis d’éviter toute escalade.

De plus, le 17 juillet, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, déclarait lors d’un entretien accordée à la chaîne TV que la Turquie était prête à soutenir le «régime syrien» contre l’YPG. Un bombardement à la roquette sur la ville d’al-Bab occupée par les forces turques a eu lieu le 19 août dernier. Cette attaque menée depuis une zone conjointement tenue par la SAA et les FDS a fait 14 morts et 42 blessés mais ne vient pas remettre en cause l’amorce de changement opérée par Ankara. En effet, le jour même, le président Erdogan déclare que ce sont les Etats-Unis qui soutiennent les mouvements «terroristes» et qu’il est prêt à dialoguer avec Bachar el-Assad pour mettre fin à leurs actions, tout en rappelant son attachement à l’intégrité territoriale de la Syrie et ce malgré le soutien turc aux rebelles syriennes depuis le début de la guerre civile. Cette position reste inchangée jusqu’au milieu de l’automne malgré la poursuite de bombardements et de raids aériens turcs et les tirs de roquettes des FDS.

L’opération «Griffe-Epée»

Le 13 novembre dernier, en fin d’après-midi, Istanbul est la cible d’un attentat dans l’artère commerçante qu’est l’avenue Istiktal alors bondée de monde. On dénombre 6 morts et 81 blessés. Immédiatement, Ankara pointe du doigt la responsabilité du PKK après l’arrestation d’une suspecte originaire de Syrie. Bien sûr, le PKK dément toute implication. Mais, plus important encore, le lendemain de l’attentat, le ministre de l’Intérieur turc Süleyman Soylu rejette les condoléances exprimées par Washington qu’il accuse de se comporter «comme le tueur qui se montre le premier sur la scène de crime». 

Le président turc Erdogan (image d'illustration).

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Pourtant, cette accusation très grave ne change rien officiellement sur le plan diplomatique. Sur le terrain militaire cependant, dès le 20 novembre, l’armée turque déclenche son offensive contre les positions des FDS et en particulier contre les fiefs du YPG et du PKK en Syrie à Hasakah, Alep et Raqqa mais aussi en Irak à Sulaymaniyah et Erbil. L’objectif vise essentiellement à détruire les infrastructures militaires de ces organisations (abris, bunkers, caches d’armes) selon les déclarations du ministre turc de la Défense Hulusi Akar. Ces frappes font au moins trente morts dont certains soldats de la SAA. Le jour même, les forces kurdes répliquent en attaquant trois bases turques dans le nord de la Syrie à Kaljibrin, Dabiq et Bab al-Salamah faisant au moins 8 blessés parmi les forces turques.

Au cours des jours suivants, si les opérations aériennes et les bombardements se poursuivent, les forces terrestres turques ne passent pas pour autant à l’offensive. Parallèlement, le 23 novembre, Téhéran lance un ultimatum aux forces kurdes du PDKI, du Komala et du Pejak qui sont présentes dans le nord de l’Irak pour qu’elles désarment, sous 10 jours, tous leurs groupes armés. En cas de refus, l’Iran menace d’envahir militairement le Kurdistan irakien. Entre les raids turcs et l’ultimatum iranien, le premier ministre irakien Mohammed Shia Al Sudani dénonce l’attitude de ses voisins qui n’ont même pas pris la peine de prévenir Baghdad de leurs initiatives respectives et encore moins de demander la permission d’opérer sur le territoire irakien alors que le ministre iranien de l’Intérieur Ahmad Vahidi s’est entretenu avec son homologue turc pour lui apporter tout son soutien contre «les ennemis communs» des deux pays.

Le 24 novembre, Erdogan s’est dit prêt à rencontrer Bachar el-Assad pour trouver une solution pérenne à la guerre civile syrienne tout en assurant le réglement du «problème kurde» à la frontière nord de la Syrie. Cette rencontre pourrait probablement avoir lieu sous les auspices de la Russie et de Vladimir Poutine. La Russie qui le 26 novembre a réitéré sa proposition aux FDS d’intégrer les SAA pour régler définitivement le problème d’allégeance à l’égard de Damas et ainsi éviter l’opération terrestre de l’armée turque. Washington a également demandé aux FDS de faire un effort dans ce sens en abandonnant le contrôle exercé par l’YPG sur la frontière avec la Turquie au profit du 5e corps d’armée de la SAA. Le 26 novembre au cours d’une conférence de presse, le chef des FDS, Ferhat Abdi Sahin a prévenu qu’en cas d’invasion turque, les FDS se défendront avec détermination. Suite à ce discours, le 27 novembre, de nouveaux raids aériens turcs ont frappé les positions des FDS et de la SAA dans le nord de la Syrie.

Régler le «problème kurde»

Malgré la démonstration de force incontestable d’Erdogan et la fermeté affichée après l’attentat du 13 novembre, l’intervention de Moscou et de Washington limite, pour le moment encore, l’ampleur de sa riposte contre les FDS en Syrie. Mais le danger pour les Kurdes n’est pas seulement militaire, car la volonté de rapprochement affichée par le président turc depuis cet été avec Damas pourrait être, à terme, lourde de conséquence pour les Kurdes de l’YPG. Au Kurdistan iranien, Erdogan joue sur l’alliance objective avec Téhéran pour régler le «problème kurde» en profitant de la faiblesse de l’état irakien.

Après le lâchage des Kurdes par les Occidentaux, il apparaît désormais que par une voie ou une autre, Erdogan parviendra à régler le problème sur sa frontière avec la Syrie. L’évolution des tensions internes en Iran nous dira si le problème peut être réglé là encore de manière favorable aux intérêts turcs.

Sylvain Ferreira

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