Le conflit ukrainien a débuté il y désormais quatre mois. La situation n'ayant guère évolué depuis, nous sommes en droit aujourd'hui de nous poser la question : Comment y mettre fin ?
Vu les effets dévastateurs de cette guerre, en Ukraine d’abord mais aussi, à travers les sanctions, sur l’économie mondiale et les risques de famine qu’elles entraînent, il semble évident que la première tâche de tout diplomate et de tout dirigeant politique devrait être de mettre fin à cette guerre. Le problème est qu’il existe au moins deux façons d’envisager cette fin et qu’elles sont irréconciliables.
La première, qui était jusque récemment celle du gouvernement américain, qui est celle du gouvernement ukrainien, des écologistes européens, et de la majorité de nos médias, est que l’invasion russe est illégitime, non provoquée, et doit simplement être repoussée: l’Ukraine doit recouvrir l’entièreté de son territoire, y compris la Crimée (rattachée à la Russie depuis 2014). L’autre, soutenue par des individus aussi différents que Chomsky, le pape, Lula au Brésil et Kissinger, est qu’une solution négociée est inévitable, ce qui signifie en pratique l’abandon par l’Ukraine de territoires comme la Crimée et le Donbass et sans doute d’autres régions, ainsi qu’un accord sur la neutralité de ce pays.
Les partisans de la première solution abreuvent ceux de la seconde d’insultes : poutinolâtres, pro-russes, partisans de l’apaisement face au fascisme russe etc. Mais on peut au moins poser deux questions sur cette solution : est-elle juste ? Et est-elle réaliste ? Le problème fondamental posé par la justesse de cette solution est qu’elle suppose qu’il existe une Ukraine et un peuple ukrainien agressé par la Russie. Mais l’Ukraine qui est devenue indépendante en 1991 lors de la dissolution de l’URSS n’était pas une ancienne nation annexée par la Russie dans le passé.
Certes, il y avait une Ukraine historique qui avait été absorbée dans l’empire russe, mais ce qui est devenu indépendant en 1991 c’est l’ex-République socialiste soviétique d’Ukraine, créée en 1922 suite à la révolution d’octobre et qui incorporait des populations russophones, dans l’est de l’Ukraine actuelle, auxquelles on n’avait rien demandé. Et également des territoires ajoutés à l’Ukraine à l’ouest en 1939-1945, ainsi que la Crimée ajoutée en 1954.
La désintégration d’Etats multi-nationaux comme l’URSS ou la Yougoslavie ou même les ex-empires coloniaux oppose l’idée de souveraineté des Etats y compris leur «intégrité territoriale» à celle du droit à l’auto-détermination des peuples. Lors de la dissolution de la Yougoslavie, l’intégrité territoriale de cet Etat a été considérée comme illégitime en Occident face à la volonté d’indépendance des peuples croates et slovènes ; mais les frontières de la République croate sont alors devenues sacro-saintes au nom du droit à l’auto-détermination des peuples, alors qu’un bon nombre de Serbes vivaient à l’intérieur de ces frontières. Ceux-ci n’ont pas accepté leur nouvelle situation et ont fini par être expulsés manu militaride la Croatie.
Une situation semblable s’est produite en 1999 avec le Kosovo, qui faisait partie de la Serbie mais dont la majorité de la population, albanophone, voulait se détacher. Là, l’OTAN s’est attribué le droit de bombarder la Serbie pendant 78 jours pour obtenir l’indépendance de facto du Kosovo, avec expulsion d’une bonne partie des minorités non albanophones vivant là. Si le droit à l’auto-détermination des peuples est sacro-saint face à l’intégrité territoriale d’états dans lesquels ils sont minoritaires, alors pourquoi l’intégrité territoriale de républiques, qui étaient en partie des entités administratives dans des états multi-nationaux en dissolution, devient-elle subitement sacro-sainte face aux aspirations de minorités vivant dans ces républiques ? Le précédent de la guerre du Kosovo est d’ailleurs souvent rappelé par les Russes : si l’intervention de l’OTAN, là, était légitime pour soutenir les Albano-Kosovars, pourquoi «l’opération militaire» des Russes pour protéger les habitants du Donbass ne l’est-elle pas ?
Il y a eu bien d’autre conflits du même genre, et bien plus sanglants : par exemple, la partition de l’empire britannique des Indes en 1948 entre Inde et Pakistan, lequel incluait au départ l’actuel Bangladesh (appelé à l’époque Pakistan oriental) devenu indépendant suite à une guerre féroce en 1971. Il n’y a pas de solution simple à ce genre de conflits.
En principe, il y en aurait une : demander par référendum sur une base locale à quel état chaque population veut appartenir. Mais cette solution n’est acceptée par presque personne : si un référendum en Crimée est favorable au rattachement à la Russie dont la Crimée a fait partie entre 1783 et 1954 (et, à cette date, le rattachement la Crimée à l’Ukraine avait été décidé de façon purement autoritaire), les Occidentaux le déclarent illégitime.
Si d’autres référendums sont organisés dans le reste de l’Ukraine, ils seront aussi déclarés illégitimes. Ce qu’il faudrait espérer pour résoudre ces conflits locaux, c’est que des puissances étrangères ne les utilisent pas pour faire avancer leurs intérêts économiques et stratégiques. Or, c’est exactement l’inverse qu’ont fait les Etats-Unis et la Grande-Bretagne depuis 2014 (si pas avant) en Ukraine, en encourageant d’abord un coup d’état qui a mené au renversement du président légalement élu, Ianoukovytch, qui a dû fuir pour sauver sa peau. Comme ce président était vu comme pro-russe et que le nouveau pouvoir à Kiev était non seulement violemment anti-russe mais aussi hostile à la partie russophone de sa population, une fraction de celle-ci a exigé plus d’autonomie au sein de l’Ukraine, ce qui lui a été refusé. Et il y a depuis lors une guerre de plus ou moins basse intensité entre une partie du Donbass et l’armée ukrainienne.
De nouveau, en principe, une solution pacifique aurait pu être trouvée par des négociations avec les dirigeants des provinces rebelles et c’est ce que prévoyaient les accord de Minsk, acceptés par le gouvernement ukrainien, mais jamais mis en œuvre par lui. Il est vrai qu’il y a d’autres minorités dans le monde qui sont persécutées ou maltraitées par leur gouvernement mais il était particulièrement irresponsable de la part du gouvernement de Kiev de se comporter de la sorte vis à vis de sa minorité dans l’est du pays, sachant que celle-ci pourrait bénéficier de la protection du «grand frère» russe. Et il est peu probable que cette conduite aurait été adoptée sans l’encouragement et l’appui politique et militaire américano-britannique. C’est pourquoi on peut considérer que c’est la politique américano-britannique qui a poussé la Russie à intervenir.
On peut évidemment condamner cette intervention comme contraire au droit international, mais alors il faudrait répondre à la question : que devaient faire les Russes pour protéger les populations de l’est de l’Ukraine, à supposer qu’on accepte comme légitimes leurs demandes d’autonomie (et sinon, au nom de quoi les refuser) ? Attendre ? Négocier ? Mais c’est ce qu’ils ont fait pendant huit ans, en envoyant des signaux très clairs fin 2021 sur le fait que leur patience avait des limites. Par ailleurs, il est difficile pour les architectes des guerres en Yougoslavie, Irak, Libye et Afghanistan de se poser en grands défenseurs du droit international face aux Russes. Quoi que l’on pense de leur intervention militaire en Ukraine, elle est moins illégitime que les guerres occidentales mentionnées ci-dessus.
On peut évidemment réagir en disant que «Poutine est tombé dans le piège» que lui ont tendu les Etats-Unis. Mais, d’une part, c’est admettre que les Etats-Unis ont bien poussé la Russie à la guerre et, pour savoir s’il est vraiment tombé dans un piège, il faudra attendre la fin des hostilités. Si la Russie gagne, au moins en partie, ce seront les Etats-Unis qui perdront la face et qui seront pris à leur propre piège.
Il faut aussi souligner l’incroyable hypocrisie du discours sur la guerre en Ukraine, et sur les sanctions qui l’accompagnent, de la part de la plupart de nos journalistes et intellectuels : quand avons-nous fait quoi que ce soit de semblable lors de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis ? Bien sûr, aucune sanction économique n’a été prise à l’époque, mais aucune sanction symbolique non plus, alors que dans le cas de la Russie on sanctionne tout : personnalités politiques mais aussi sportifs, artistes, scientifiques. Même les œuvres du passé sont «annulées». Qu’est-ce que Dostoïevski a à voir avec la guerre en Ukraine ? La seule façon de justifier ce «deux poids deux mesures» est d’admettre ouvertement que nous sommes dans le camp des Etats-Unis, soit parce que nous partageons leurs valeurs soit parce que cela est conforme à nos intérêts.
Pour ce qui est des valeurs, il faudrait aller au-delà de slogans faciles sur la démocratie que personne, et sûrement pas les Russes ou les Chinois, ne met en danger ici, et prendre conscience de la monstruosité de la politique étrangère américaine. Même sans remonter à la guerre en Irak (ou à celle du Vietnam) on peut penser au Yemen, où l’Arabie Saoudite mène une guerre bien plus brutale que ce que fait la Russie en Ukraine et qui est armée par les Etats-Unis et leurs alliés européens. Ou à l’Afghanistan dont les Etats-Unis ont confisqué une moitié du trésor public alors que ce pays souffre de famine. Ou pensons aux conséquences humaines des embargos et sanctions prises par les Etats-Unis contre une multitude de pays : Cuba, Venezuela, Iran, Syrie, Irak (entre 1991 et 2003).
Pour ce qui est des intérêts, il est évident que les Etats-Unis utilisent toutes les armes à leur disposition, y compris l’espionnage, pour favoriser leurs entreprises au détriment des nôtres. Mais plus profondément, leur politique suscite de plus en plus d’opposition dans le monde non occidental : l’aspect le plus surprenant dans les réactions face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie est sans doute le fait que la majorité des pays, s’il ont condamné en principe cette invasion (ce qui était le minimum à faire vu l’adhésion de ces pays à la Charte de l’ONU et encore de grands pays comme l’Inde ou la Chine n’ont même pas accompli ce service minimum), ils n’ont pas appliqué de sanctions à la Russie.
Le récent «Sommet des Amériques» dont Biden a exclu Cuba, le Nicaragua et le Venezuela a été critiqué et même boycotté pour cette raison par plusieurs pays d’Amérique latine dont le Mexique. Les pays de l’ASEAN rassemblés à Washington ont refusé de condamner la Russie ; ils y vont sans doute pour y récupérer (un peu) d’argent et des investissements mais sûrement pas pour s’aligner sur Washington. Les rapports entre la Chine, autre pays dans le viseur de Washington, et le reste de l’Asie sont meilleurs qu’ils n’ont jamais été. Les pays d’Afrique se «souviennent» du soutien apporté par l’URSS lors des luttes pour l’indépendance et ont récemment eu un sommet très cordial avec Lavrov à Moscou. On peut hausser les épaules et dire que ces pays sont animés par un ressentiment anti-américain ou qu’ils ne pèsent pas lourd dans l’économie mondiale, ce qui serait assez «occidental» comme réaction, mais totalement contraire à nos intérêts à long terme. Nous Européens n’avons strictement aucune influence sur la politique américaine et notre «alliance» avec ce pays se résume à du pur suivisme.
Mais ce suivisme a pour effet que nous partageons inévitablement l’hostilité que les Etats-Unis attirent sur eux de la part du reste du monde. Et, alors que l’hostilité s’exprime à l’égard des maîtres, elle se combine au mépris quand il s’agit de leurs valets.
Pour ce qui est du réalisme, il faut distinguer entre l’aspect économique et l’aspect militaire. Sur la question économique, c’est-à-dire les sanctions, pour le moment, c’est un échec total : le rouble s’est renforcé au lieu de s’effondrer, l’économie russe survit et se réoriente vers l’Asie. De plus la majorité des pays du monde refusent d’appliquer les sanctions voulues par les Etats-Unis et l’Union européenne et tout indique que ces sanctions vont faire beaucoup de mal aux économies occidentales, sans même envisager l’effet de possibles contre-sanctions russes.
Pour ce qui est de la question militaire, il est difficile de faire des pronostics certains, mais, pour le moment, les Russes avancent même si c’est beaucoup plus lentement qu’au début. Aucune contre-offensive ukrainienne n’a eu d’effet durable. Certains espèrent un renversement de situation suite à la livraison à l’Ukraine par les Etats-Unis et leurs alliés d’armes sophistiquées, mais cela reste à voir et différentes voix à Washington même envisagent la nécessité d’une négociation comme seule solution à la crise. Quoi qu’il en soit, il semble peu probable que les objectifs de guerre de l’Ukraine, à savoir récupérer tout l’est du pays et la Crimée puissent être réalisés. Les Russes considèrent ces territoires, et surtout la Crimée, comme faisant partie de la «mère patrie» et ils sont loin d’avoir engagé toutes leurs forces dans cette bataille. Pour que l’objectif de guerre ukrainien soit réalisé, ill faudrait un effondrement complet non seulement de l’armée russe mais de la société russe tout entière, avec à la clé un changement de régime et l’installation d’un dirigeant pro-occidental à la place de Poutine. Le moins que l’on puisse dire c’est que cette perspective n’est, pour le moment, pas dans les cartes : les principales critiques adressées à Poutine dans l’opinion publique russe sont qu’il est trop mou dans la conduite de la guerre et trop indulgent avec ce qu’il continue à appeler ses «partenaires» occidentaux.
Bien sûr, comme toujours dans les guerres, un retournement de situation est possible. Donc, wait and see. Si on devait s’engager dans la voie des négociations, il faut d’abord voir ce que demandent les Russes : reconnaissance du rattachement de la Crimée à la Russie, indépendance du Donbass et probablement d’autres régions comme Kherson ou Zaporojié, démilitarisation et dénazification de l’Ukraine. Si les premières de ces revendications sont légitimes ou du moins si leur légitimité pourrait être vérifiée au moyen de référendums, les deux dernières sont bien plus discutables : demander que son voisin soit désarmé quand on est soi-même surarmé est un comportement typique de grande puissance et la «dénazification de l’Ukraine est une exigence trop vague pour être réellement mise en œuvre – à partir de quand cesse-t-on d’être d’extrême-droite pour devenir nazi ?
Dans un monde idéal une exigence telle que la démilitarisation de son voisin ne devrait pas exister. Mais le contexte à nouveau a de l’importance : l’intention originelle de l’Ukraine post-2014 était de faire partie de l’Otan, pas simplement de posséder une armée. Or, c’était à nouveau une politique irresponsable, vu qu’il était évident que la Russie n’accepterait jamais cette adhésion et qu’elle avait les moyens de l’empêcher, comme la suite de l’histoire l’a montré. Et pour ce qui est du reproche qu’on peut faire à la Russie de mener une politique de grande puissance, il faut rappeler que les Etats-Unis n’ont pas accepté de le déploiement de missiles soviétiques à Cuba en 1962 et ont même considéré la révolution sandiniste de 1979 dans le minuscule Nicaragua comme étant une menace pour leur sécurité nationale. On ne peut mettre fin aux politiques de grande puissance que si leur rejet s’applique à tous.
En fin de compte, il est probable que les seuls qui auront défendu les véritables intérêts du peuple ukrainien (ainsi que ceux de l’Europe) seront ceux qui ont plaidé depuis le début, c’est-à-dire au moins depuis 2014, pour une solution négociée du conflit.
Jean Bricmont
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