Erdogan continue de s'attaquer à la confrérie güleniste en procédant à une nouvelle série d'arrestations. Le prédicateur Fethullah Gülen est devenu la bête noire d'Ankara, alors qu'il a longtemps servi de relais du soft power turc à l'étranger.
La bête noire de Recep Tayyip Erdogan est décidément partout. Le 18 octobre, les autorités turques ont arrêtées plus de 500 personnes soupçonnées d’avoir des liens financiers avec le prédicateur Fethullah Gülen.
«704 mandats d’arrêt ont été délivrés et 543 personnes ont été arrêtées», a précisé le ministre turc de l’Intérieur Süleyman Soylu. L’opération, menée dans 59 des 81 provinces turques, visait la structure financière de l’«organisation terroriste Fetö», acronyme utilisé par Ankara pour désigner le mouvement güleniste.
En avril, Ankara a condamné le richissime mécène Osman Kavala à la prison à perpétuité en raison notamment de ses supposés liens avec la confrérie. Il est en effet accusé d’appartenir à ce réseau.
Plus récemment, ce mouvement interfère dans les relations entre la Turquie, la Suède et la Finlande. Après maintes demandes des autorités turques, les deux pays scandinaves refusent toujours d’extrader des suspects liés à Fethullah Gülen. Or, pour Ankara l’extradition de militants gülenistes vivant sur leurs sols est une condition sine qua non à la ratification par le Parlement turc de l’adhésion des deux pays nordiques à l’OTAN.
Au-delà de ces arrestations régulières, le théologien et son réseau restent méconnus du grand public.
Relais de l’influence turque dans le monde
Né en 1938 dans l’est de la Turquie, Fethullah Gülen est très vite influencé par l’islam soufie et mystique d’Asie centrale. Il cherche alors à réformer l’islam turc en lui donnant une essence universaliste. Avec la libéralisation de l’économie du pays, le prédicateur crée sa propre communauté dans les années 1970 et 1980 en s’imposant rapidement dans le domaine de l’éducation, des médias mais surtout dans le monde des affaires. Ses adeptes vont créer un réseau d’écoles privées, des cercles d’entreprises actives à l’international grâce à Tuskon, la confédération des hommes d’affaires et des industriels turcs très liés à la confrérie. Elle regroupait pas moins de 55 000 entreprises en 2014.
Au-delà du rayonnement économique du mouvement, l’intellectuel va s’imposer dans le domaine des idées avec son propre think tank Turkiye Gazeteciler ve Yazarlar Vakfi. Sans véritable parti politique ni même hiérarchie, l’homme devient peu à peu un penseur influent pour des millions de Turcs par l’intermédiaire de son mouvement Hizmet.
A l’aune de la dislocation de l’URSS, son réseau s’internationalise et ses associations partent à l’assaut de nouveaux marchés prometteurs. Il s’implante en effet rapidement en Asie centrale et dans les Balkans, deux régions qui partagent une histoire, un héritage turcique. Fethullah Gülen devient en quelque sorte la tête de pont d’un islam modéré capitaliste, véritable relais de l’influence turque dans la monde, s’inspirant en cela des missionnaires jésuites du XIXe siècle.
L’essor du mouvement est tel qu’il est présent dans plus de 120 pays dans le monde. De l’Europe, aux Etats-Unis, la confrérie s’est également implantée dans 34 pays africains et sert alors de soft power éducatif et économique à Ankara. A partir de 1999, l’imam s’installe en Pennsylvanie où il noue des liens avec des cercles économiques et politiques américains. A ce titre, il obtient une chaire à l’université de Houston et dispose de plus de 150 «charter schools» sur place.
D’allié à bête noire d’Erdogan
Bien que résidant à l’étranger, Fethullah Gülen participe donc activement au rayonnement de la Turquie à l’international. Son évolution croissante converge avec les intérêts du parti émergeant de l’époque l’AKP. En effet, les deux mouvements sont populaires dans les mêmes bases sociales, les classes moyennes d’Anatolie, conservatrices sur les sujets sociétaux mais ouvertes économiquement. Tous deux vont s’opposer à l’ordre ancien encore prégnant dans l’armée et aux derniers pans de l’idéologie kémaliste au sein de l’exécutif.
Ainsi, un accord tacite permet de renforcer leur complémentarité. Cette alliance officieuse permet surtout à l’AKP d’arriver au pouvoir en 2002. Le parti politique d’Erdogan aura bénéficié des relais de la confrérie dans les médias et auprès des cercles à l’étranger. Pendant près de 10 ans, les deux mouvements ne font qu’un, partagent les mêmes idéaux et combattent les mêmes ennemis.
Mais les premières brouilles apparaissent au gré des changements géopolitiques régionaux. Fethullah Gülen critique le gouvernement turc pour avoir envoyé un navire humanitaire en mai 2010 à Gaza. Dans une logique pro-palestinienne, Ankara a voulu apporter une aide à l’enclave gazaouie en proie à un conflit avec l’armée israélienne. L’opposition du prédicateur s’explique en partie par l’interreligiosité de son mouvement et sa présence aux Etats-Unis, principal allié de l’Etat hébreu.
La situation s’envenime alors entre les deux anciens alliés. L’imam dénonce les affaires de corruption qui touche le parti d’Erdogan. Mais c’est véritablement les liens avec la communauté kurde qui vont devenir rédhibitoire pour le président turc. La question est en effet centrale dans la discorde opposant l’AKP à la confrérie. Car le mentor de Fethullah Gülen n’est d’autre que Sait Nursi, grande figure kurde du XXe siècle. Le mouvement güleniste dispose de nombreux relais à l’est de la Turquie où est présent la communauté kurde et prône des négociations entre les deux parties. Les divergences s’accentuent à l’aube des «printemps arabes», le prédicateur critiquant notamment la position ambigüe de la Turquie sur le dossier syrien.
Le tournant du putsch de 2016
Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016 en Turquie, une tentative de coup d’Etat se solde par la mort de 273 personnes. Accusé du putsch par les autorités turques, Fethullah Gülen nie toute implication dans ces événements. Mais pour Ankara, il ne fait aucun doute : la confrérie a voulu renverser le pouvoir en place. La même année, l’exécutif turc classe le mouvement güleniste dans les organisations terroristes et le nomme Feto (Fethullahist terror organization).
Depuis, Erdogan s’est lancé dans une véritable chasse aux sorcières pour saper l’influence du mouvement à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Malgré les innombrables appels pour l’extradition de Gülen, Washington a toujours refusé, et ce dossier épineux constitue un contentieux régulier entre les deux pays. Le prédicateur vit désormais dans une demeure ultra-surveillée. En 2017, il est déchu de sa nationalité turque et devient de fait apatride. Depuis le putsch raté de 2016, les autorités turques ont procédé à l’arrestation de plus de 300 000 personnes : tous les pans de la société sont passés au crible, des médias à l’armée en passant par les hommes politiques et les journalistes.
Cette purge a également lieu à l’étranger. Ankara a ainsi obtenu la fermeture de toutes les écoles privées de la confrérie présente en Afrique. Le puissant service de renseignement turc MIT (Milli Istihbarat Teskilati) a par ailleurs mis la main sur un neveu de l’imam, Selahaddi Gülen, en mai 2021 au Kenya. En juillet 2022, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu a en outre accusé l’organisation güleniste de «menacer l’humanité dans son ensemble», expliquant que le réponse à l’organisation devait être «unie et déterminée».
Prédicateur prosélyte d’un islam modéré et ouvert sur le monde, homme influent dans la sphère turque ou simple idéologue, le personnage suscite pas mal d’interrogations. Reste qu’en deux décennies, Fethullah Gülen est passé de principal relais de l’influence d’Erdogan à bouc émissaire et bête noire d’Ankara.
La Turquie procède à la déchéance de nationalité du prédicateur Gülen