Chroniques

Taiwan : à qui est la victoire ?

Les élections qui ont eu lieu sur l'île le 13 janvier ont rendu le système de pouvoir très instable, ce qui montre que la bataille principale entre Washington et Pékin pour Taïwan est encore à venir.

Cet article a été initialement publié par le Conseil russe des affaires étrangères. Il a été écrit par Kirill Babaïev, docteur ès lettres, directeur de l’Institut de la Chine et de l’Asie contemporaine de l’Académie des sciences de Russie, membre du Conseil russe des Affaires internationales.

 

En 2023, le volume des échanges entre les deux rives du détroit de Taïwan s’est élevé à 268 milliards de dollars. Cela signifie que Taipei a commercé avec son principal adversaire Pékin plus qu’avec son principal allié, Washington. Et pour la Chine, son principal adversaire, Taïwan, s’est avéré une contrepartie plus considérable que son partenaire stratégique important, la Russie.

Ce fait est très important pour comprendre les relations actuelles entre les deux parties de l’État chinois. Elles sont indissolublement liées non seulement par une communauté linguistique, alphabétique, historique et culturelle, mais aussi par des centaines de milliers de contrats commerciaux et de production. Cela pourrait être un facteur crucial dans la lutte pour l’île à long terme entre les grandes puissances.

Les élections qui ont eu lieu sur l’île le 13 janvier n’y ont rien changé. Au contraire, abstraction faite de la victoire du candidat pro-américain Lai Ching‑te (qui n’a obtenu que 40% des voix, ce qui n’est pas une grande réussite pour un vainqueur), les élections législatives ont plutôt mis en évidence la défaite du Parti démocrate progressiste au pouvoir, qui, avec dix sièges au Yuan législatif, a perdu la majorité, la cédant au parti prochinois du Kuomintang.

Ainsi, les élections ont rendu le système de pouvoir sur l’île très instable, ce qui montre que la bataille principale entre Washington et Pékin pour l’île de Taïwan est encore à venir. Cependant, les États-Unis n’ont qu’un seul avantage indéniable dans cette guerre : la possibilité de fournir Taïwan en armes et en systèmes de protection, en attendant le scénario de recours à la force. La Chine a bien plus de leviers pour lutter. Dans les années à venir, Pékin n’essaiera pas de résoudre la question de Taïwan par des moyens militaires : au contraire, il tentera de transformer la «victoire à la Pyrrhus» américaine du 13 janvier en défaite finale des États-Unis lors des prochaines élections sur l’île.

L’indépendance, une voie sans issue

Dans ses premières déclarations, le candidat-vainqueur Lai Ching‑te (il ne deviendra officiellement président qu’en mai prochain) s’est exprimé sur la RPC et les relations sino-taïwanaises de manière très pacifique, sans chercher à démontrer aucune aspiration à déclarer unilatéralement l’indépendance de l’île. Dans le même esprit, les dirigeants américains ont souligné qu’ils ne souhaitaient développer que des relations «informelles» avec Taïwan, tout en continuant de s’appuyer sur le principe «d’une seule Chine».

C’est pourquoi à Taïwan, on comprend bien aujourd’hui que la voie de l’indépendance de l’île est sans issue, car aucun des alliés, même les plus proches de Taipei, n’approuvera cette mesure et ne reconnaîtra l’existence d’une «Chine alternative». D’un autre côté, chercher à maintenir le statu quo est un choix des plus risqués, car dans ce cas, l’épée de Damoclès d’un conflit armé entre les États-Unis et la Chine pèserait sur Taïwan, dans lequel l’île risquerait de perdre toute son économie et plusieurs milliers de citoyens.

La seule option possible pour Taïwan à long terme est de parvenir à un compromis avec la Chine continentale, à un accord à part entière qui permettrait, d’une part, de maintenir le mode de vie et le régime économique habituels des Taïwanais sur l’île et, d’autre part, à Pékin de considérer la question de la réunification du pays comme résolue ou du moins comme pouvant être résolue à long terme de façon claire.

Hong Kong pourrait servir partiellement de modèle, mais dans le cas de Taïwan, le compromis serait probablement beaucoup plus complaisant pour l’île. Pékin et Taipei pourraient s’entendre sur une feuille de route pour la réunification d’ici 2049, mettant ainsi fin à un cycle de confrontation centenaire. Et cette feuille de route pourrait avoir pour résultat un État unifié comme l’UE ou l’Union Russie-Biélorussie.

Washington, le grand perdant

Il est évident qu’un tel résultat serait bénéfique pour tous les Chinois des deux côtés du détroit, car il éliminerait tous les risques de conflit armé ou de «prise de contrôle inamicale» de Taïwan par la Chine. Ce sont les résultats que tous ceux qui ont voté pour Lai Ching‑te le 13 janvier craignent.

Les États-Unis sont le seul pays auquel un tel accord entre le continent et l’île serait extrêmement désavantageux. Washington a trop investi dans la doctrine de la dissuasion de la Chine, dans l’établissement d’une chaîne d’alliances politico-militaires le long des frontières de la RPC et de la ceinture défensive sur l’île de Taïwan elle-même pour perdre ce «porte-avions insubmersible». Bien sûr, Washington fera tout ce qui est en son pouvoir pour s’opposer à toute espèce d’accord entre les deux parties de la Chine.

Cependant, les tentatives visant à éloigner Taiwan des côtes chinoises et à le rapprocher de la côte américaine sont géographiquement inutiles. À mesure que la puissance économique de la Chine augmentera, le rôle des relations économiques sino-taïwanaises ne fera que croître (même si le volume du commerce bilatéral a diminué temporairement en 2023). Le statu quo que Washington voulait tant maintenir, est, en fait, plus avantageux à la Chine. Il semble que le président Lai Ching‑te se révèle être un homme politique menant une ligne beaucoup plus équilibrée que l’actuelle dirigeante de l’île Tsai Ing-wen. Si tel est le cas, il sera tout à fait possible de conclure que l’élection du 13 janvier a en réalité été remportée par Pékin plutôt que par Washington.

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