New Delhi poursuit sa politique de multipolarité alors que le conflit ukrainien met en évidence les graves limites imposées au «tiers-monde» par l’influence occidentale et accélère l’effondrement de la suprématie américaine.
Par Aaryaman Nijhawan, chercheur en relations internationales et commentateur politique. Aaryaman est diplômé de l’université de Delhi et de l’Institut d’État des relations internationales de Moscou.
De même que le 11 septembre a légitimé en 2001 le début de l’ère expansionniste américaine, la crise ukrainienne de 2022 pourrait bien marquer la fin de l’unipolarité une fois pour toutes. L’émergence de centres de pouvoir alternatifs a remis en question le discours dominant de l’élite américaine et de ses alliés européens par des contre-récits non occidentaux et post-coloniaux.
Pour l’Inde, qui poursuit une politique d’autonomie stratégique et d’équilibre ayant fait ses preuves, les augures d’une multipolarité, qui est un système plus équilibré et plus complexe dans lequel plusieurs États ou régions jouissent d’une influence relativement égale, jouent en sa faveur.
Jonglerie diplomatique
Dans le modèle unipolaire, l’Inde courrait le risque de se retrouver piégée par la puissance hégémonique, en contradiction avec les intérêts de son propre État. Dans un monde bipolaire, la stratégie indienne reposerait sur la très petite marge de manœuvre entre les deux grandes puissances. En revanche, la multipolarité va de pair avec la façon dont l’Inde équilibre ses relations avec certaines parties prenantes sur une question, tout en interagissant avec d’autres sur un problème différent. Cette jonglerie diplomatique délicate est la marque de fabrique de la diplomatie indienne.
Il est important de noter que la crise ukrainienne a engendré une autre crise profonde au sein du système occidental : l’ordre international libéral devient de moins en moins pertinent. Même si les États-Unis et leurs alliés ont déclaré que la crise «affectait le monde entier», la vérité est que ce sont les sanctions unilatérales imposées par les gouvernements occidentaux qui paralysent l’économie mondiale.
Le monde international est régi par deux facteurs interdépendants, militaire et financier, ce qui explique pourquoi les États-Unis ont été le seul hégémon du monde pendant des décennies. Sur le plan militaire, les dépenses de la défense américaine équivalent à elles seules aux dépenses militaires des 11 concurrents les plus importants réunis, selon le Sipri. Sur le plan financier, la suprématie américaine est maintenue grâce à la domination du dollar américain dans le système monétaire international. L’influence exercée par les États-Unis pour exclure la Russie du système bancaire international Swift ou pour imposer des sanctions unilatérales aux États qui ne respectent pas les normes de la politique étrangère américaine n’est qu’un autre exemple du fonctionnement de cette domination. Bien qu’il s’agisse d’une violation directe de la Charte des Nations unies, du droit international, du droit humanitaire international et des Conventions de Genève, le recours aux sanctions dans le cadre de la politique étrangère des États-Unis est devenu habituel.
Toutefois, dans le cadre de la crise ukrainienne, au lieu d’isoler la Russie, l’Occident s’est ironiquement aliéné les cœurs et les esprits des pays du Sud. Avoir détourné des forums multilatéraux pour ramener les projecteurs sur l’Ukraine a provoqué la désaffection des nations du «tiers-monde». De telles tactiques ne font qu’affaiblir le projet libéral internationaliste «fondé sur des règles» dirigé par l’Occident.
Dans cet ordre mondial qui s’effrite, nous passons de l’institutionnalisme, de la mondialisation et de la responsabilité de protéger (R2P) aux 3 R – régionalisme, réalignement et realpolitik. Shivshankar Menon, ancien conseiller indien à la sécurité nationale, a déclaré : «Nous nous dirigeons vers un monde plus pauvre, plus méchant et plus petit.»
Stratégie d’alignement multiple
Pendant la Guerre froide, la République indienne devenue indépendante a veillé à ne pas se laisser entraîner dans des alliances. Cette aspiration à préserver son indépendance et son intégrité territoriale découle de sa sombre histoire d’exploitation coloniale. La volonté de New Delhi de préserver sa souveraineté est encore vivante aujourd’hui, en particulier après que le Royaume-Uni a abandonné sa domination maritime aux États-Unis. Cela explique également pourquoi aujourd’hui, bien qu’étant une démocratie, l’Inde ne «promeut pas la démocratie» dans le domaine international comme le font les États-Unis.
La fin de la Guerre froide a mis en péril la politique étrangère du pays. L’un de ses fidèles et plus grands alliés, l’Union soviétique, avait disparu de la carte du monde. Pire encore, en 1991, New Delhi a connu sa propre crise économique. Un grave déficit au niveau de la balance des paiements, l’épuisement des réserves de change ainsi que le manque d’alliés sur la scène internationale l’ont contraint à ouvrir son économie sous la pression de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, des organisations largement sous influence américaine.
La restructuration de l’économie qui s’en est suivie, en faisant de l’économie bureaucratique-socialiste fermée une économie de marché mixte, a entraîné dans la plus grande démocratie du monde une croissance remarquable. La crise a également contraint New Delhi à rechercher de nouveaux alliés et de nouvelles relations, marquant ainsi le début d’un engagement ferme à coopérer simultanément avec de multiples partenaires tout en promouvant un équilibre entre les parties prenantes sur des questions d’importance générale.
Une analyse plus approfondie des piliers de la politique étrangère de l’Inde révélerait que son fondement repose sur l’accord de Panchsheel indo-chinois signé en 1954, appelé aussi l’accord des Cinq principes, à savoir : le respect mutuel envers l’intégrité territoriale et la souveraineté de chacun, la non-agression mutuelle, la non-interférence mutuelle, l’égalité et le bénéfice mutuels, et la coexistence pacifique.
Cet accord a évolué pour réglementer les relations entre l’Inde et d’autres États au fil du temps. Un autre pilier essentiel est l’équilibre stratégique des partenaires. Avec l’émergence de centres de pouvoir alternatifs, une politique d’alignement multiple est devenue essentielle.
L’essor de l’Inde a également coïncidé avec la résurgence de la Russie et de la Chine sur la scène internationale, avec leur déclaration commune de 1997 aux Nations unies sur un monde multipolaire. Ironiquement, ce moment décisif s’est produit 25 ans plus tard, en plein paroxysme du conflit ukrainien.
La rupture avec l’Europe a poussé la Russie vers la Chine et, par extension, vers l’Asie. En même temps, le bloc occidental prend peu à peu conscience de ses limites pour contrer la Russie, alors même qu’il se sent menacé par une Chine renaissante. Les États du Sud ont le sentiment qu’une «guerre européenne» détourne l’attention des questions mondiales cruciales telles que la sécurité alimentaire, le changement climatique et la lutte contre la pauvreté. Dans cette nouvelle ère de réalignements, l’Inde s’impose comme une puissance de premier plan qui a réussi à préserver ses anciennes amitiés tout en nouant de nouvelles relations.
Une superpuissance redéfinie
Certains critiques considèrent que l’ascension de l’Inde est surestimée, car la politique étrangère de New Delhi est restée distante en évitant les alliances restrictives et les positions figées. Ce n’est un secret pour personne que l’Inde suit délibérément une politique d’ambiguïté stratégique. La diplomatie sert à faire des allusions subtiles aux alliés, aux partenaires et aux rivaux sur les intentions du pays, tandis que ses abstentions dans des organisations internationales telles que l’ONU sont implicitement utilisées pour démontrer un soutien secret à ses alliés ou l’absence d’un tel soutien.
Certains chercheurs considèrent cet équilibre prudent comme une faiblesse plutôt que comme la source du pouvoir de l’État. Pour répondre à ces critiques, l’essor indien remet en question la définition traditionnelle de ce qu’est une superpuissance. Ce terme est souvent défini de manière négative en termes d’aspirations à la domination mondiale, de poursuite d’alliances bien établies et de rhétorique de guerre et de conflit, mais l’Inde pose des questions difficiles aux définitions traditionnelles d’une grande puissance.
Pourquoi une superpuissance ne peut-elle pas être considérée comme un garant d’équilibre et un vecteur de paix et de stabilité ? Pourquoi une superpuissance devrait-elle toujours promouvoir un agenda caché à travers des guerres sans fin ? Pourquoi une superpuissance doit-elle toujours forger et maintenir des alliances pour mériter le titre de grande puissance ?
De telles révisions, en particulier de la part des pays du Sud, sont cruciales pour réformer les relations internationales et assurer la stabilité dans un monde incertain et pluriel. La disparition de l’ordre international libéral ouvrira la voie à un nouvel ensemble de règles, qui englobera les aspirations et les ambitions des puissances émergentes.
Dans un monde multipolaire où les États-Unis ne sont pas une puissance hégémonique mais simplement un autre «grand enfant du bloc géopolitique», il est impératif de privilégier les partenariats plutôt que les alliances, d’établir des relations économiques plutôt que de semer le néocolonialisme et de se concentrer sur l’harmonie plutôt que sur le conflit.
La politique étrangère de l’Inde avait été critiquée pour avoir évité les alliances pendant la Guerre froide. Dans un monde nouveau où l’équilibre est essentiel, la politique étrangère internationaliste de l’Inde apparaît comme un modèle de stabilité, de souveraineté et de durabilité face à l’incertitude dans le monde.
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