L’idée de trouver une sorte de solution de compromis au conflit entre Kiev et Moscou gagne du terrain chez les faucons étrangers et au sein de la population.
Par Tarik Cyril Amar, historien allemand qui travaille à l’université Koç à Istanbul. Ses thèmes de recherche concernent la Russie, l’Ukraine, l’Europe de l’Est, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’aspect culturel de la guerre froide et les politiques de la mémoire.
Ce dont un petit cercle d’observateurs longtemps dénigrés mais objectifs avait averti est en passe de se réaliser : l’Ukraine et l’Occident sont en train de perdre leur guerre contre la Russie. La stratégie consistant à utiliser l’Ukraine pour isoler et épuiser lentement la Russie ou pour la vaincre et la dégrader dans une guerre par procuration arrive à sa fin, catastrophique mais prévisible.
Cette réalité est désormais reconnue même par des médias clés et de hauts fonctionnaires autrefois résolus à poursuivre l’objectif malavisé de victoire militaire sur la Russie. Le Washington Post explique dans un article « qu’en l’absence de solution pour sortir d’une guerre qui s’aggrave », les options du président ukrainien Zelensky « vont de mal en pis ». Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, a révélé une alternative consistant à mettre fin aux guerres par des concessions, celles de l’Ukraine, en l’occurrence. Le vieux et coriace jusqu’au-boutiste Edward Luttwak met en garde contre une « défaite catastrophique », tant pour l’Occident que pour l’Ukraine. Certes, il répand toujours des illusions désespérées sur un déploiement direct des forces de l’OTAN qui permettrait d’éviter le pire. En réalité, cela ne ferait qu’aggraver la situation, voire provoquer une Troisième Guerre mondiale. Mais sa peur, voire sa panique, est palpable.
Cette issue imminente sera un désastre pour l’Ukraine, même si la Russie se montre généreuse quant aux conditions d’un règlement d’après-guerre (ce qui n’est pas du tout évident, compte tenu des dommages subis par la Russie). L’Ukraine est déjà ruinée du point de vue démographique, territorial, économique et, enfin et surtout, politique. Ces dégâts sont irréparables et auront des conséquences à long terme.
La pire défaite des États-Unis depuis le Vietnam
Pour l’Occident, cette guerre marquera également un tournant sombre sur quatre plans principaux qui ne peuvent être ici que brièvement résumés :
Premièrement, les États-Unis devront faire face à leur pire défaite depuis la guerre du Vietnam. Ce dernier fiasco serait même pire dans la mesure où, pendant la guerre du Vietnam, l’Amérique n’avait pas essayé d’attaquer la Russie (à l’époque l’Union soviétique) de manière aussi directe qu’elle le fait aujourd’hui. La tentative la plus présomptueuse des Américains de faire disparaître Moscou de l’échiquier mondial une fois pour toutes s’est totalement retournée contre eux. D’une manière générale, cela réduira les capacités des États-Unis à impressionner et à amadouer le reste du monde. En particulier, l’objectif d’empêcher la montée des puissances régionales en Eurasie, point crucial de la stratégie géopolitique américaine, est encore plus hors de portée qu’auparavant. Le monde « unipolaire » et ses illusions étaient de toute façon en train de toucher à leur fin, mais les dirigeants américains ont réussi à illustrer de manière exemplaire les limites de l’Occident.
Deuxièmement, l’Union européenne et ses pays membres – en particulier les plus bellicistes tels que l’Allemagne, la Pologne et la France – se retrouvent dans une situation nettement plus grave : leur renoncement myope à l’impératif de prudence et d’équilibre sur le plan géopolitique va leur coûter très cher, car ce qui compte avant tout, c’est la situation géographique. Vous vous rappelez?
Troisièmement, chacun à sa manière, des exemples comme ceux du Royaume-Uni (qui n’est même plus membre de l’UE) et des pays baltes (très exposés et très bellicistes, ce qui est une combinaison à courte vue) sont uniques en leur genre : les dégâts seront énormes. Comment limiter les dégâts ? Les options sont dérisoires.
Enfin, bien sûr, il y a la question de l’OTAN : trop étendue, auto-épuisée et, sans avoir rien accompli, se montrant beaucoup plus faible qu’elle ne le voudrait. Sa défaite en Ukraine face à la Russie déclenchera des tendances centrifuges et des blâmes réciproques. Il ne faut pas non plus oublier le risque particulier de tensions entre les États-Unis et leurs états clients/vassaux en Europe, surtout en cas de nouvelle présidence de Donald Trump, comme cela est probable. D’ailleurs, ce dernier ne peut que remercier l’OTAN d’avoir justifié ses propos sur le caractère douteux de ce qu’elle propose aujourd’hui. Si vous pensez qu’ajouter des territoires (la Suède et la Finlande) sur la carte signifie une « victoire », rappelez-vous ce qui est arrivé après les célébrations trompeuses des avancées territoriales de l’Ukraine en 2022. Le territoire peut avoir une valeur mais il n’est pas un signe fiable de puissance.
Mais quelle est la situation des Ukrainiens ? Ils sont utilisés comme des pions par leurs amis occidentaux. Ils vivent toujours sous un régime qui vient de décider de mobiliser encore plus d’entre eux pour une boucherie désespérée, alors que Zelensky admet que l’Ukraine est au bord de la défaite.
Mobilisation : une majorités d’Ukrainiens dit comprendre les réfractaires
Certains médias occidentaux continuent de raconter des histoires simplistes et fausses sur la volonté inébranlable et unie des Ukrainiens de tenir jusqu’à la victoire, comme si chacun d’entre eux devait à l’Occident de jouer jusqu’au bout le rôle d’un super-héros de Marvel. En réalité, l’Ukraine est un pays normal, bien que très mal dirigé. Beaucoup de ses citoyens ont depuis longtemps affiché ce qu’ils pensaient vraiment de l’idée de mourir pour une combinaison toxique de géopolitique occidentale et de narcissisme d’un comédien mégalomane : soit en échappant à la conscription, soit en se cachant en Ukraine, soit en s’enfuyant à l’étranger. En outre, un récent sondage a révélé que près de 54 % des Ukrainiens considèrent que les motifs des réfractaires au service sont pour le moins compréhensibles. Les efforts déployés par Kiev pour intensifier la mobilisation risquent de se heurter à des difficultés.
Mais il existe d’autres indices qui montrent que la société ukrainienne n’est pas unie derrière une stratégie kamikaze de « non-compromis ». En effet, Strana.ua, l’un des sites d’information les plus importants et les plus populaires en Ukraine, vient de publier, sous le titre « La ligne du compromis », un article long et détaillé sur trois sondages récents et méthodologiquement fiables.
Ils portent tous sur l’évolution de l’attitude des Ukrainiens à l’égard de la guerre et, en particulier, sur la question de la poursuite d’un compromis de paix. En outre, Strana présente un riche échantillon de commentaires de sociologues et de politologues ukrainiens. Il n’est pas exagéré de dire que le simple fait de publier cet article est un signe que les temps changent. Avec le sous-titre « Comment et pourquoi les attitudes à l’égard de la guerre diffèrent dans les parties est et ouest de l’Ukraine », l’article met même en évidence des différences régionales « substantielles » et, en réalité, des fractures régionales autrefois cachées. Si vous connaissez l’extrême sensibilité politique, voire historique, de telles disparités en Ukraine, vous conviendrez que ces formulations sont à elles seules une petite sensation.
Mais ce n’est pas tout. L’article se penche en effet sur la possibilité de mettre fin à la guerre par des concessions parce que c’est ce que tout compromis implique nécessairement. Les lecteurs apprennent notamment que, selon un sondage de l’agence « Rating » commandé par le ministère ukrainien des Anciens combattants, dans la partie ouest de l’Ukraine, la plus éloignée des lignes de front actuelles, 50 % des répondants sont opposés à tout compromis, alors qu’au moins 42 % sont favorables à des solutions de compromis à condition que d’autres pays (autres que l’Ukraine et la Russie) soient impliqués dans leur recherche. Pour une région qui est traditionnellement le centre du nationalisme ukrainien, il s’agit en fait d’une proportion remarquablement élevée de personnes favorables à un compromis.
Kiev «est en train de perdre la guerre de l’information sur le front intérieur»
En se déplaçant vers l’est et le sud du pays, le nombre des partisans du compromis s’accroît. Dans l’Est, les proportions sont quasiment inverses : 41 % contre le compromis et 51 % favorables. Dans le Sud, ces chiffres sont parfaitement égaux : 47 % pour les deux camps.
D’une manière générale, les sociologues ukrainiens constatent une « hausse progressive » du nombre des partisans d’une « paix de compromis » sous « l’une ou l’autre forme ». Même si, comme le souligne raisonnablement l’un des auteurs du sondage, le taux de cette augmentation varie d’une région à une autre, elle s’ajoute quand même à la tendance au niveau national. L’une de ses causes est la « déception », c’est-à-dire la perte de confiance dans la victoire, comme l’observe le politologue Rouslan Bortnik. Autrement dit, le régime de Zelensky est en train de perdre la guerre de l’information sur le front intérieur, même avec son mélange de censure et de sens du spectacle.
Les compromis évoqués par les Ukrainiens incluent toutes les solutions concevables qui ne prévoient pas un retour aux frontières de 1991. En d’autres termes, de plus en plus d’Ukrainiens sont prêts à échanger des territoires contre la paix. Quelle quantité de territoire, c’est naturellement une autre question. Mais il est clair que l’objectif maximaliste et contre-productif de « tout récupérer » et l’illusion du « tout ou rien », imposée depuis si longtemps à la société ukrainienne, sont en train de perdre leur emprise.
Selon l’agence Socis, par exemple, près de 45 % de personnes interrogées sont prêtes à un compromis, tandis que 33 % seulement veulent poursuivre la guerre jusqu’au rétablissement des frontières de 1991. Mais 11 % sont toujours favorables à la poursuite de la guerre jusqu’à la récupération de tous les territoires perdus après février 2022. C’était peut-être plus réalisable au moment où Kiev a rejeté, sur le conseil désastreux des Occidentaux, un accord de paix presque conclu au printemps 2022. Il est déjà trop tard.
Il est important de noter que les résultats des sondages ne sont pas tous identiques. L’agence KMIS a publié des résultats qui montrent que 58 % des répondants veulent poursuivre la guerre « quelles que soient les circonstances » et que seulement 32 % préféreraient la « geler », au cas où des garanties de sécurité occidentales seraient obtenues. Geler le conflit, même s’il s’agit du rêve de certains journalistes occidentaux, n’est probablement pas une option aujourd’hui, s’il l’a jamais été. Pourquoi Moscou devrait-il accepter ? Mais cette question est moins pertinente que le fait que l’agence KMIS, de son côté, semble avoir trouvé une énorme base de soutien à la guerre.
Toutefois, même dans ce cas, la situation est plus complexe à y regarder de près. D’une part, le sondage de la société KMIS n’est pas récent puisqu’il a été mené en novembre et en décembre. Compte tenu de la rapidité des développements sur le champ de bataille depuis lors – la forteresse et ville clé d’Avdeïevka, par exemple, est tombée en février 2024 – ses données sont très datées.
Les habitants proches du front davantage favorables à la paix
Le centre KMIS apporte également des commentaires intéressants : l’agence constate que la proximité des répondants avec les lignes de front joue un « rôle important » dans leur opinion sur la guerre. Autrement dit, lorsque les combats se rapprochent au point d’entendre les tirs d’artillerie, on cherche plus volontiers le moyen d’y mettre fin, même par des concessions. Comme l’a dit un sociologue ukrainien, « dans l’Est et dans le Sud […] l’une des principales préoccupations de la population est que la guerre n’atteigne pas leur propre maison, leur propre ville ».
En outre, le directeur exécutif du centre KMIS a constaté que le nombre des partisans du compromis augmentait également avec la baisse de l’aide occidentale.
Il reste difficile de tirer des conclusions fiables de ces tendances, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, comme le soulignent certains analystes ukrainiens, le nombre des partisans du compromis pourrait être encore plus élevé – personnellement, j’en suis sûr – parce que le régime de Zelensky stigmatise depuis longtemps tout appel à la diplomatie et à la négociation comme une « trahison ». Il est virtuellement certain que beaucoup d’Ukrainiens ont peur de se prononcer sur cette question.
Ensuite, ce que le camp du compromis veut exactement dire par « compromis » varie inévitablement. Parmi eux, il pourrait y en avoir un certain nombre qui nourrissent encore des illusions sur le genre de compromis possible à l’heure actuelle.
Enfin, le régime au pouvoir, de fait autoritaire, est peu responsable devant l’opinion publique, en tout cas pas suffisamment pour qu’il soit facile de prévoir comment l’évolution des sentiments de la nation se reflétera dans la politique du régime, à supposer que cela se produise.
Et pourtant, il ne fait aucun doute que le vent souffle en faveur de la fin de la guerre, même au prix de concessions. Compte tenu des signes évidents de lassitude de l’Occident pour l’Ukraine – et même d’une volonté grandissante de lâcher l’Ukraine – et des avancées de l’armée russe sur le terrain, on ne peut s’empêcher de penser que ces changements fondamentaux dans l’état d’esprit des Ukrainiens pourraient devenir un facteur important dans la politique ukrainienne et internationale.
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