Pour les technocrates de Bruxelles, la légitimité ne repose pas tant sur un avenir neutre en carbone que sur une prospérité qui décline désormais rapidement, selon Henry Johnson. Analyse.
Cet article a été initialement publié sur RT International par Henry Johnston, journaliste de RT basé à Moscou ayant plus d’une décennie d’expérience dans le domaine financier.
Selon la célèbre définition de Vladimir Lénine, le communisme, c’est le gouvernement des Soviets plus l’électrification du pays entier. Autrement dit, le projet idéologique de construction du communisme s’accompagnait d’un projet technocratique d’électrification, ce dernier représentant une importante source de légitimité pour le nouveau régime.
L’Union européenne d’aujourd’hui s’est engagée dans son propre projet d’électrification à grande échelle, celui de la transition énergétique, qui, de la même manière, est à la croisée entre l’idéologie et la technocratie, laquelle, une fois de plus vient appuyer la légitimité.
Neutralité carbone : un objectif idéaliste ?
Pourtant, au cours de l’année dernière, les choses ont mal tourné, avec une vague de rejet de l’agenda climatique et de ses promoteurs technocratiques à travers le continent européen. La crise énergétique, loin de propulser l’Europe plus loin sur la voie d’un avenir neutre en carbone, comme cela aurait dû être le cas, a révélé à quel point l’objectif est difficile à atteindre, alors que l’Europe s’est précipitée pour signer des accords coûteux sur le GNL et même pour redémarrer des centrales au charbon.
Les agriculteurs frustrés par les politiques de l’UE jugées dévastatrices pour leur existence se plaignent depuis des années, mais leurs plaintes sont récemment allées crescendo et ont acquis un poids politique non négligeable. Les partis de droite et de droite raidcale, quant à eux, gagnent du terrain chaque jour, alors que le niveau de vie est en baisse et que les industries ferment leurs portes ou se délocalisent.
Le mécontentement face à la bureaucratie et à la réglementation étouffantes est omniprésent. Les résultats d’une récente enquête menée auprès de petites et moyennes entreprises allemandes ont révélé le basculement spectaculaire des opinions sur l’Union européenne. Cette évolution est d’autant plus inquiétante que ce que l’on appelle le « Mittelstand » allemand était l’un des piliers les plus fermes du soutien à l’intégration européenne.
Une véritable crise de légitimité
Ce qui se passe en Europe est bien plus grave qu’une crise politique : cela s’approche de ce qu’on peut appeler une crise de légitimité des élites dirigeantes. Cette crise peut être considérée comme une manifestation métaphysique antérieure aux bouleversements politiques, ces derniers n’étant que la confirmation de la présence d’une telle crise. Bien entendu, la légitimité est une notion assez vague qui échappe à toute mesure objective.
Tout au long de l’histoire, la classe dirigeante a toujours avancé divers arguments pour défendre sa légitimité, indispensable à tout ordre politique stable. Pour tracer les contours de la crise actuelle, il est important d’établir quelles sont exactement les revendications de l’élite technocratique européenne et comment il devient de plus en plus difficile d’y croire.
En apparence, l’élite dirigeante de l’UE a fait de la transition verte sa raison d’être. Elle prétend avoir le mandat, la vision et les compétences nécessaires pour mener à bien cette transition en fixant des objectifs clairs pour en mesurer la réussite.
Les objectifs généraux et les dates sont bien connus : réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % d’ici à 2030 et atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. Il existe également de nombreux autres objectifs secondaires. Mais ce n’est pas sur ces objectifs eux-mêmes, qui s’avéreront sûrement illusoires, que la technocratie européenne a fait reposer sa crédibilité, et son échec à les atteindre n’entraînera pas sa chute. Ce qui est en fait promis dans la transition énergétique est quelque part à côté des réductions de carbone et de l’abandon progressif des combustibles fossiles. Il s’agit d’une vision de la croissance et de la prospérité enrobée dans un récit plus profond, marqué par une connotation quasi-religieuse, associé à une voie technocratique pour y parvenir. Il s’agit en partie d’une promesse de prospérité, en partie d’un discours sur cette prospérité, et en partie d’une croyance dans le pouvoir de la classe dirigeante privilégiée pour y parvenir.
La classe technocratique européenne mourra de sa promesse
Le Green Deal – autrement dit le Pacte vert pour l’Europe – est un programme ambitieux et de grande envergure qui peut être analysé à plusieurs niveaux. Il sera certainement considéré comme un marqueur culturel de notre époque. Ce qui est sous-estimé, cependant, c’est la mesure dans laquelle il est attaché aux mêmes notions de croissance et de prospérité, revêtues, bien évidemment, d’un vernis vert brillant. Dans le discours qui entoure l’initiative, des mots tels que « émissions » et « ressources renouvelables » se mêlent aux idées de « société prospère », d’« économie compétitive » et de « manne d’emplois ». En lançant le Pacte vert, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, a appelé ce programme une « nouvelle stratégie de croissance – une stratégie de croissance qui rend plus qu’elle n’exige ».
Le communiqué de presse de la Commission annonçant le Green Deal – qui équivaut à un credo – fait une étonnante juxtaposition. Le changement climatique et la dégradation de l’environnement, nous dit-on, « représentent une menace existentielle pour l’Europe et le monde ». Il est impossible de formuler une description plus brutale d’une crise apocalyptique. Mais la solution, qui est formulée dans le jargon typique des entreprises de notre époque, montre clairement de quoi il s’agit véritablement : « Pour relever ce défi, l’Europe a besoin d’une nouvelle stratégie de croissance qui transforme l’Union en une économie moderne, efficace et compétitive, où la croissance économique est dissociée de l’utilisation des ressources et où aucune personne, aucun endroit n’est laissé pour compte ». Tel est l’avenir que la classe technocratique européenne a promis, elle vivra et mourra de cette promesse.
En d’autres termes, les objectifs climatiques sont fixés et inévitablement manqués, mais la perspective de les manquer ne menace guère la légitimité de la technocratie européenne : au contraire, l’UE s’est montrée assez transparente en déclarant ne pas pouvoir atteindre les objectifs, car cela signifie seulement que les efforts doivent être redoublés, les réglementations durcies, et que davantage de ressources doivent être consacrées à la cause. Le dernier rapport établi par l’Agence européenne pour l’environnement admet volontiers que la plupart des objectifs de l’agenda vert 2030 ne seront probablement pas atteints.
Mais l’histoire n’est plus la même lorsque l’UE ne devient pas plus moderne, mais moins, l’innovation étant à la traîne. Au lieu de gérer plus efficacement les ressources, elle doit payer beaucoup plus cher pour les mêmes sources d’énergie non-verte, voire revenir au charbon. Ou l’économie perd de sa compétitivité au lieu d’en gagner tandis que de nombreuses entreprises plient bagage et partent s’installer à l’étranger. Que se passe-t-il lorsque l’Europe elle-même se laisse distancer ?
L’une des implications de la transition verte, envisagée essentiellement comme moyen de préserver le système économique en place sur de nouveaux piliers durables, est que toutes les règles actuelles doivent continuer à s’appliquer : celles qui régissent l’investissement, la viabilité économique et les profits. Même si certains, en marge du mouvement climatique, aspirent à mettre en œuvre un « éco-léninisme » capable de détruire le système – pour reprendre un terme inventé par le militant radical Andreas Malm – le discours officiel de l’UE s’inscrit très bien dans le cadre néolibéral.
Ceci nous amène à une autre grande idée du concept de transition énergétique : il n’y a pas à rechercher un compromis entre l’investissement vert et le bénéfice financier, une grande partie de la transition verte pourrait être financée – et avec un bon rendement – par le secteur privé. L’argent affluant vers les projets verts, ces entreprises prendraient de l’avance, laissant leurs homologues non verts dépérir, affamés de capitaux.
400 milliards d’euros par an
En fait, l’accent a été mis sur les fonds quasi-illimités gérés par les institutions. Selon les estimations de l’UE, environ 400 milliards d’euros par an seront nécessaires entre 2021 et 2030, puis entre 520 et 575 milliards d’euros par an au cours des décennies suivantes, jusqu’en 2050. Comme l’UE n’est pas en mesure de débloquer une telle somme, l’idée est venue de s’appuyer fortement sur le secteur privé et financier, les fonds publics devant assurer la rentabilité des projets pour les investisseurs.
Pendant un certain temps, il a semblé qu’on se dirigeait vers une fusion de la politique verte et des profits capitalistes. Lorsque Ford a lancé une Mustang et un pick-up électrique, sa valeur boursière a dépassé pour la première fois les 100 milliards de dollars. Un portefeuille établi par The Economist à la mi-2021, composé d’actions susceptibles de bénéficier de la transition énergétique, a vu doubler les rendements du S&P 500 sur une période d’un an et demi. Auparavant réservées à des fonds de niche durables, les valeurs vertes ont fait irruption sur un marché plus large et commencé à recevoir des fonds conventionnels. Les investisseurs ont commencé à comparer l’énergie propre d’aujourd’hui et la technologie du début du millénaire en termes de potentiel de modification du marché.
En même temps, diverses sociétés d’acquisition à vocation spécifique (SPACs) ont proliféré. Elles représentent un nouveau moyen pour les petites entreprises de s’introduire en bourse sans avoir à faire un premier appel public à l’épargne, même si elles sont indélébilement associées à l’époque, aujourd’hui révolue, des faibles taux d’intérêt et des capitaux abondants et bon marché, lorsque les investisseurs cherchaient à promouvoir le plus grand nombre possible de petites entreprises prometteuses dans l’espoir de décrocher le jackpot avec la prochaine Tesla. Pendant ce temps, les entreprises entièrement dépendantes des subventions publiques et dont la technologie n’avait pas encore fait ses preuves levaient des fonds.
Le boom des investissements verts menacé
L’idée est ensuite apparue que pratiquement toute entreprise bien commercialisée et ayant saisi l’air du temps pouvait lever des capitaux, en particulier les entreprises suivant la mode en matière de politique. En fait, on s’attendait implicitement à ce que dans un monde où les taux d’intérêt étaient bas les entreprises soutenues par l’élite occidentale seraient, si ce n’est des valeurs sûres, du moins plus attrayantes qu’elles ne l’auraient été autrement.
Hélas, ce monde ne pouvait pas durer. La hausse de l’inflation et des taux d’intérêt visant à la combattre, parallèlement avec la crise énergétique de 2022, ont fait souffler un vent froid et menaçant sur le boom d’investissements verts en révélant qu’il s’agissait principalement d’un effet de mode. L’indice S&P Global Clean Energy a chuté de plus de 20 % en 2023. Les fonds ESG aux États-Unis ont perdu plus de 5 milliards de dollars nets au cours des trois derniers mois de 2023 tandis que l’Europe a connu une baisse considérable des entrées de capitaux. Le développeur éolien danois offshore Orsted, l’un des favoris du secteur des énergies renouvelables, a annulé deux projets américains et vu son cours d’action chuter de 75 % depuis ses records atteints en 2021. Après avoir baissé pendant plusieurs années, le prix de l’éolien et du solaire a commencé à augmenter.
Fait sans doute particulièrement symbolique, Climate Action 100+, l’initiative d’engagement des investisseurs la plus importante au monde en matière de changement climatique, a récemment connu une série de désertions de haut niveau. En seulement quelques jours, JPMorgan Asset Management, State Street et Pimco se sont retirés alors que BlackRock s’est tourné vers des affaires internationales beaucoup plus modestes, ce qui constitue un véritable déclin.
De nombreuses causes expliquent ces changements, mais la raison évoquée par BlackRock est probablement la plus proche de la vérité : le conflit éventuel entre l’objectif de Climate Action 100+, qui est d’inciter les entreprises à passer à la décarbonisation, et sa propre obligation fiduciaire auprès de clients, qui est de donner la priorité aux rendements. Autrement dit, l’économie verte et la rentabilité ne sont pas si compatibles.
L’année écoulée a mis en évidence la réalité : la transition énergétique ne sera pas propulsée par une vague d’investissements privés. La responsabilité en revient donc aux responsables politiques qui devront imposer les mesures nécessaires plutôt qu’espérer que le marché les mette en œuvre de son propre chef. En effet, les institutions de l’UE et les gouvernements européens ont vraiment recouru à des mesures exécutives lourdes pour faire adopter les politiques climatiques tempérées par des concessions sporadiques et réticentes aux agriculteurs et à d’autres acteurs. En ce sens, la technocratie de l’UE s’est laissé aller à ses pires impulsions : une tendance à la régulation et à la classification complexes et globales qui ressemble presque à une réincarnation verte de la complexité ahurissante de la scolastique de la fin du Moyen-Âge qui avait pour but de codifier et d’ordonner tous les aspects du monde conformément à la théologie chrétienne.
Et nous revenons quand même à la question de la légitimité. La réalité est presque à l’opposé de ce que prescrit la « nouvelle stratégie de croissance » de la Commission européenne. Le continent se désindustrialise et tombe dans un profond déclin économique mais la classe dirigeante européenne a fondé sa légitimité sur l’inverse exact : une forte vision de la prospérité.
Il est d’ailleurs révélateur qu’en 2023, les émissions de carbone de l’Allemagne aient diminué de 10 % en seulement un an. Pour tous les convaincus de « la menace existentielle pour l’Europe et le monde entier » que constitue le changement climatique, ce chiffre aurait dû être salué, quelle que soit la manière dont il a été atteint. Mais comme cette réduction n’est pas due aux mesures favorisant une « économie moderne et compétitive » mais bien au contraire — à la fermeture des usines, elle n’a pas été reçue avec joie mais avec embarras. Ce n’est pas de cette manière que les réductions de carbone étaient censées se produire. C’est pourquoi l’élite dirigeante de l’Europe est confrontée à une crise plus profonde.
Les régimes dont la légitimité a été compromise mais qui poursuivent néanmoins l’adoption de mesures impopulaires et de règlements intrusifs s’engagent dans une voie très dangereuse. Wolfgang Munchau, analyste européen expérimenté, estime que la phase hyperactive de l’agenda vert s’achèvera avec les élections européennes en juin et que la tendance pourrait même partiellement s’inverser. Cela pourrait être vrai et dans ce cas-là, il s’agirait d’un compromis politique prudent qui permettrait d’éviter une crise plus grave. Mais cela représenterait un recul profond qui ne rétablirait pas la légitimité perdue.
Les déclarations, points de vue et opinions exprimés dans cette chronique sont uniquement ceux de l’auteur et ne représentent pas nécessairement ceux de RT.
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