Des affrontements entre militants ont conduit au massacre de 48 personnes par les nationalistes ukrainiens le 2 mai 2014 à Odessa. Les coupables n’ont jamais été punis par la justice ukrainienne.
Cet article a été publié pour la première fois le 2 mai 2022 par RT International. Aujourd’hui, à l’occasion du 10e anniversaire de la tragédie à Odessa, nous mettons de nouveau cet article à la une.
Il y a dix ans, Odessa, une ville d’importance historique dans le sud-ouest de l’Ukraine, a été le théâtre d’un évènement considérable. Bien que l’Occident ne l’ait pas considéré pas comme tel, pour la Russie et les républiques populaires du Donbass, ce qui s’y est passé est devenu un épisode symbolique.
De la fin de l’année 2013 jusqu’au début de 2014, un conflit s’est déroulé dans la capitale ukrainienne, Kiev, entre le gouvernement du président Viktor Ianoukovitch et l’opposition pro-occidentale. La série des événements qui s’en sont suivis a été baptisée «Euromaïdan». Dans le même temps, Odessa, une ville portuaire de la mer Noire, a également été affectée par ces développements, mais dans une moindre mesure.
Des affrontements occasionnels avec la police, des bagarres entre manifestants de l’Euromaïdan et partisans du gouvernement, ce qui est devenu le mouvement Antimaïdan n’était rien en comparaison de l’effusion de sang à Kiev où des gens ont été tués.
Révolution provinciale
Beaucoup d’Ukrainiens n’ont pas accueilli favorablement l’Euromaïdan, ayant leurs raisons pour cela. Beaucoup d’habitants d’Odessa avaient de forts liens avec la Russie, et en ont toujours. Lorsque l’Ukraine a acquis son indépendance en 1991, un grand nombre de Russes ethniques vivaient à Odessa et beaucoup avaient de la famille dans le vieux pays. Bâtie sous le règne de Catherine II, la ville a toujours été considérée comme une partie intégrante de l’histoire russe.
Ainsi, le nationalisme agressif de l’Euromaïdan était largement impopulaire, de nombreux habitants étant effrayés par ce qui semblait être une passion pour la formation d’unités militantes. L’Euromaïdan et l’Antimaïdan à Odessa se sont mis à créer parallèlement des groupes paramilitaires. Armés d’une panoplie primitive de barres, de casques moto et d’armes artisanales, ces groupes se sont entraînés pour des combats de rue. Au début, personne ne cherchait à se battre à mort : les radicaux n’avaient pas encore pris la tête d’aucun des deux mouvements.
À Odessa, les activistes Antimaïdan avaient commencé à se rassembler sur la place Koulikovo située près de la Maison des syndicats d’Odessa dans le centre-ville historique. Cet endroit est devenu le lieu d’un mouvement de protestation continu, qui pourrait également être qualifié de forum dans le sens classique du terme. Les gens y venaient pour passer du temps, discuter des nouvelles et même chanter ensemble. La foule était très variée, allant de jeunes pleins d’énergie à des personnes âgées. Ceux qui s’y rassemblaient n’étaient pas unis par une idéologie quelconque. On pouvait y rencontrer des orthodoxes russes, des cosaques et un certain nombre de plus petits groupes.
Le mouvement était dirigé par des hommes politiques locaux pro-russes et de gauche, tels que l’activiste Anton Davidtchenko et son frère Artiom. Leurs demandes étaient très modérées : protéger la langue russe, accorder aux régions orientales une autonomie économique, protéger le patrimoine historique russe et soviétique, assurer que les monuments ne seraient pas vandalisés, laisser les régions orientales élire leurs propres juges, etc. Mais l’Ukraine était dans la tourmente, et les nationalistes ont jugé ce programme extrêmement conflictuel.
Le 3 mars 2014, alors que Ianoukovitch s’était déjà réfugié en Russie et que Moscou avait repris la Crimée, Vladimir Némirovsky, un politicien nationaliste, a pris la tête de la région d’Odessa. Il envisageait de réprimer sévèrement toute forme de protestation. La dispersion du camp sur la place Koulikovo était l’un des points clés de son programme.
Après qu’un soulèvement armé a éclaté à Donetsk et à Lougansk, des militants de l’Euromaïdan ont installé des postes de contrôle sur toutes les routes menant à Odessa.
Les tensions ont progressivement augmenté durant les mois de mars et avril. Après qu’un soulèvement armé a éclaté à Donetsk et à Lougansk, des militants de l’Euromaïdan ont installé des postes de contrôle sur toutes les routes menant à Odessa. Personne ne savait qui ils surveillaient ou quoi, mais environ 500 personnes, qui n’étaient même pas toutes originaires d’Odessa, occupaient ces très étranges postes de contrôle. Fin avril, Némirovsky a annoncé que des unités d’«Autodéfense du Maïdan», qui étaient essentiellement des réserves militaires, avaient été transportées par bus à Odessa : « À ce moment-là, des bus «d’autodéfense» ont commencé à arriver dans la région. Il y en avait beaucoup. Nous avons essayé de les empêcher d’entrer à Odessa autant que possible. Mais ils se sont dirigés vers Belgorod-Dnestrovsky et dans d’autres endroits. Ils se sont répandus dans toute la région. Ils venaient de Kiev. La police est restée à l’écart, les policiers étaient démoralisés ».
Déjà à l’époque, ces unités nationalistes étaient dangereuses. Elles s’armaient : on connaît au moins un cas où un militant de l’Euromaïdan a par accident fait exploser une grenade. Des cocktails Molotov étaient également fabriqués aux postes de contrôle mentionnés.
Le mouvement Antimaïdan s’est retrouvé dans une situation difficile. L’excitation initiale était en train de s’évanouir. Le sentiment était que la lutte contre les nationalistes était perdue et personne ne voulait s’engager dans un conflit violent. En fait, le camp sur la place Koulikovo aurait disparu de lui-même en quelques semaines. Les dirigeants de l’Antimaïdan en discutaient déjà avec les autorités locales. Ils étaient même parvenus à un accord pour déplacer le camp du centre-ville vers le mémorial de la Seconde Guerre mondiale, qui se trouve dans un endroit moins central. Le déplacement était prévu pour mai.
Pourtant, une transition moins pacifique était également en préparation. Si la police et le gouverneur ne voulaient pas se salir les mains, il y avait suffisamment de « volontaires » prêts à prendre les choses en main. Un match de football contre une équipe de Kharkov, une ville du nord-est de l’Ukraine, était prévu le 2 mai, et Odessa était envahie de supporters radicaux. Des rumeurs de violence potentielle ont commencé à circuler en avril, et les militants Antimaïdan avaient des raisons de s’inquiéter d’un éventuel raid sur leur camp. Certains anticipaient de futurs affrontements avec crainte, d’autres avec excitation, mais tout le monde savait que le camp Antimaïdan serait détruit. C’était une solution parfaite pour tout le monde, sauf pour les activistes eux-mêmes.
Alors que les rebelles prenaient des villes les unes après les autres dans le Donbass et que les habitants de Crimée accueillaient avec enthousiasme l’armée russe, une victoire facile des nationalistes à Odessa leur donnerait l’occasion de montrer leur force. Elle permettrait également au gouverneur de prouver qu’il contrôlait la ville. À ce stade, néanmoins, personne ne pensait que ce qui allait se passer prendrait une tournure mortelle. Quelques militants Antimaïdan voulaient rester dans le centre-ville, leur idée étant simplement d’intimider les nationalistes.
Le 2 mai, les supporteurs de football devaient défiler à travers la ville d’Odessa jusqu’au stade avec le slogan «Pour l’unité de l’Ukraine». Les militants de l’Euromaïdan déclarèrent qu’il s’agissait d’une manifestation pacifique, alors que pour les activistes de l’Antimaïdan cette marche n’était qu’une couverture pour des tactiques violentes.
Tôt le matin du 2 mai, Sergueï Doljenkov, un ancien officier de police à la tête du service de sécurité de l’Antimaïdan, a contacté un membre du parlement local pour demander l’annulation de la marche. «Les gens ont vu ce qui s’est passé à Kharkov, à Kherson et à Donetsk où les supporters de football étaient incontrôlables. L’essentiel est d’éviter l’effusion de sang. Pas de marche – pas d’effusion de sang», a-t-il souligné. «Le 1er mai, j’étais justement sur la place Koulikovo où Artiom Davidtchenko a déclaré que les combattants du [groupe nationaliste] « Secteur droit » arrivaient dans la ville pour détruire le camp sur la place Koulikovo. Nous devons résister », se souvient Maxime Firsov, un militant du mouvement «Borotba» (Сombat).
La police et le Service de sécurité ukrainien savaient ce qui se tramait mais n’avaient pas l’intention d’intervenir.
Doljenkov et son groupe Antimaïdan disposaient de forces limitées. Officiellement, il y avait beaucoup de monde dans le camp, mais la majorité d’entre eux étaient des femmes et des personnes âgées, qui n’étaient pas en mesure de se battre. Ils avaient eux-mêmes besoin d’être protégés. C’est pourquoi Doljenkov a décidé d’accompagner la marche avec quelques-uns de ses hommes, tout en restant à distance. Tout le monde n’appréciait pas ce plan dans le camp Antimaïdan, mais Doljenkov était un homme d’action qui pensait qu’il valait mieux rencontrer l’adversaire face à face et le bloquer s’il décidait de marcher vers le camp sur la place Koulikovo.
La police et le Service de sécurité ukrainien savaient ce qui se tramait mais n’avaient pas l’intention d’intervenir. Le 2 mai, lors d’une rencontre avec des responsables des deux organes, Artiom Davidtchenko a été informé que les détentions et les arrestations ne commenceraient que lorsqu’il y aurait un premier mort, et qu’il y aurait « certainement un premier mort ».
Le 1er mai, les militants des deux groupes s’attendaient à un combat, mais personne n’avait prévu ce qui s’est produit.
Affrontement sur la rue Gretcheskaïa
Le matin du 2 mai, un train non prévu a transporté environ 500 supporters de football de Kharkov à Odessa. Parallèlement, sont arrivés des groupes pro-Euromaïdan qui n’avaient rien à voir avec le football, mais qui étaient armés de matériel de combat de rue, notamment des gilets de défense personnelle et des armes. Dans l’après-midi, ils ont commencé à se rassembler sur la place de la Cathédrale, dans le centre d’Odessa.
Un groupe Antimaïdan de 150 à 300 personnes a quitté la place Koulikovo, située à environ 30 minutes de marche. Malgré le fait qu’il était surpassé en nombre par les 2 000 à 3 000 combattants de l’Euromaïdan et supporters de football, Doljenkov l’a tout de même guidé en direction de la place de la Cathédrale.
La police d’Odessa a refusé d’intervenir. Ses forces principales d’environ 700 agents gardaient le stade alors que 80 policiers suivaient les militants Antimaïdan et 60 surveillaient la place Koulikovo. Des policiers de haut rang avaient été convoqués à une réunion et avaient reçu l’ordre d’éteindre leurs téléphones.
Pendant ce temps, une foule excitée s’était déjà rassemblée…
Une petite unité de policiers a tenté de bloquer le groupe de Doljenkov, mais celui-ci les a simplement contournés.
Pendant ce temps, une foule excitée s’était déjà rassemblée sur la place de la Cathédrale, armée de matraques, de boucliers, de casques, de cocktails Molotov et d’armes traumatiques à balles en caoutchouc.
Vers 15h00, les militants Antimaïdan du camp Koulikovo atteignirent la place de la Cathédrale par la rue Gretcheskaïa adjacente. De nombreux témoignages décrivent l’arrivée du groupe de Doljenkov comme un assaut total qui a résulté en une percée. On parle souvent d’une attaque Antimaïdan contre les ultras. À première vue, un groupe de 300 personnes contre une foule dix fois plus nombreuse semble être une folie. Mais à bien y regarder, de nouveaux détails apparaissent.
Certains supporters de football ont vu les militants Antimaïdan s’approcher et les ont attaqués. Le véritable affrontement a été initié par deux petits groupes d’hommes de Doljenkov et une foule de militants de l’Euromaïdan. Les principaux groupes n’ont d’abord rien fait, gardant leurs distances, mais c’était suffisant pour déclencher le conflit.
Avec une légère ligne de policiers entre eux, les deux camps ont commencé à se jeter des pierres. Mais comme l’avantage numérique de l’Euromaïdan était écrasant, l’Antimaïdan est rapidement passé à la défensive. La plupart des policiers faisaient face au camp de l’Euromaïdan, qui lançait des briques, des pierres et des cocktails Molotov. La police a commencé à tirer avec des armes à air comprimé et des balles en caoutchouc presque dès le début.
Pour l’Euromaïdan, l’affrontement sur la rue Gretcheskaïa était amusant mais sans résultat. Par conséquent, plusieurs militants se sont rendus sur la rue Deribassovskaïa qui est parallèle, pour une manœuvre de flanc. C’est là que le sang a coulé pour la première fois.
Le combat était déjà engagé lorsque les activistes de l’Antimaïdan ont commencé à tirer avec leurs armes à feu. Igor Ivanov, un nationaliste et militant de l’Euromaïdan, a été tué par une balle. Il a probablement été tué par le militant du camp Koulikovo Vitaly Boudko (pseudo «Botsman»), qui est arrivé sur les lieux assez tard, vers 16h00, avec un fusil civil, et a ouvert le feu dès qu’il a rejoint ses camarades. Ni lui ni son arme n’ont jamais été retrouvés par la suite, et les informations sur la balle qui a tué Ivanov ont disparu de la base de données de la police. Cependant, plusieurs vidéos et photos le montrent tirant avec son arme avant d’être lui-même abattu. Un autre militant du Maïdan a été tué avec un pistolet à air comprimé.
Les manifestants Antimaïdan ont également essuyé des tirs, plusieurs ont été blessés. L’enquête ultérieure a été si mal menée qu’aucune des armes impliquées dans les tirs n’a été identifiée par la suite. Des images montrent au moins un manifestant blessé.
Les combats ont duré plusieurs heures. Des renforts sont arrivés périodiquement pour soutenir les militants de l’Euromaïdan, qui ont rapidement bloqué toutes les voies menant à la rue Gretcheskaïa. Le groupe du camp de la place Koulikovo s’est retrouvé encerclé dans le centre commercial «Athéna», tandis que les groupes bien coordonnés de l’Euromaïdan coupaient tout renfort ou voie de retraite. Vers 16h00, les militants de l’Euromaïdan ont capturé un camion de pompiers et l’ont conduit jusqu’à une petite barricade érigée par les défenseurs. Vers 17h30,
un groupe est sorti sur le balcon d’un bâtiment voisin et a ouvert le feu sur ses adversaires. Les balles et les plombs extraits des corps ont révélé qu’au moins trois armes à feu avaient été utilisées. Quatre hommes sont morts sur le coup et plusieurs autres ont été blessés, dont un journaliste, un colonel de police et deux officiers. La défense s’est effondrée. Certains se sont retirés dans le centre commercial, s’y sont barricadés et se sont finalement rendus à la police. Parmi eux se trouvait Sergueï Doljenkov, qui avait été blessé par balle. Il semblait que tout était terminé.
Mort par le feu
Les activistes Maïdan avaient pour l’essentiel déjà gagné la bataille. Ceux de la place Koulikovo étaient vaincus. À ce moment, les activistes erraient sans but précis. Une fois le match terminé, plusieurs supporters de football venus directement du stade s’étaient joints au tumulte. Mais les événements allaient prendre une tout autre tournure.
Mark Gordienko, l’un des dirigeants du mouvement de l’Euromaïdan d’Odessa, a été l’un de ceux qui ont commencé à scander « Koulikovo ! » encourageant la foule à se rendre sur le site où les activistes Antimaïdan avaient installé leur camp. En mars 2014, il était connu pour avoir déclaré qu’il « descendrait tous les séparatistes ». Ce jour-là, il a eu l’occasion de tenir sa promesse. Plus tard, il a commodément prétendu avoir oublié qu’il était le fer de lance de la violence.
Gordienko et plusieurs autres ont réussi à raviver la foule dont la colère était retombée. Plus tard, un enregistrement d’une conversation entre le maire adjoint d’Odessa, Igor Boliansky et l’un des commandants de l’Euromaïdan a fuité, au cours de laquelle Boliansky non seulement suggérait que les commandants conduisent la foule pour une marche de 30 minutes de la rue Gretcheskaïa à la place Koulikovo, mais donnait même des consignes logistiques sur la manière de le faire. En d’autres termes, il ne s’agissait pas d’une foule se déplaçant spontanément dans une certaine direction, mais d’une foule qui y était menée par des dirigeants qui veillaient à ce qu’elle atteigne sa destination.
300 personnes se sont réfugiées à l’intérieur de la Maison des syndicats.
Pendant ce temps, les activistes de la place Koulikovo étaient troublés et désorientés. La plupart d’entre eux étaient des civils sans aucune formation militaire et sans désir particulier de participer à des combats. Parmi eux, il y avait beaucoup de femmes. Artiom Davidtchenko leur avait déjà brièvement raconté ce qui venait de se passer tandis que des personnes qui avaient réussi à s’échapper de la rue Gretcheskaïa revenaient pour leur raconter l’enchaînement des événements. Beaucoup de ceux qui se trouvaient sur la place étaient déjà rentrés chez eux mais un certain nombre d’entre eux sont revenus lorsqu’ils ont appris qu’une foule était en route pour attaquer leur camp et leurs camarades militants.
C’est pourquoi un nombre important d’activistes qui se sont retrouvés sur la place Koulikovo savaient qu’une attaque se préparait. Quelqu’un a suggéré de se réfugier dans l’imposante Maison des syndicats située sur la place, et les gens ont commencé à déplacer leurs affaires du camp vers le bâtiment. Ils y ont installé un poste de secours improvisé, apporté du ravitaillement et barricadé l’entrée du bâtiment. Ils avaient également quelques fusils de chasse et quelques cocktails Molotov avec eux. Davidtchenko a ensuite quitté la place. Alexeï Albou, un homme politique local d’un rang peu élevé, est resté dans le bâtiment. À l’époque, il n’était pas du genre à vouloir participer à des combats. En fait, il avait eu connaissance des affrontements par les informations.
Ce soir-là, 300 personnes se sont réfugiées à l’intérieur de la Maison des syndicats.
À 19h20, la foule en colère de l’Euromaïdan est entrée sur la place. Ils ont traversé le camp abandonné et ont commencé à lancer des cocktails Molotov sur l’entrée barricadée de la Maison des syndicats. Ceux qui se trouvaient à l’intérieur ont répondu en lançant quelques cocktails Molotov sur les assaillants depuis le toit. C’est alors qu’un journaliste qui filmait tout a dit : « Maintenant, ils vont vraiment les tuer ».
Les assaillants ont continué à lancer des pierres et des bombes improvisées sur la barricade qui se composait principalement de meubles et de caisses en bois, et ont fini par y mettre le feu. Les activistes qui se trouvaient derrière la barricade se sont retirés dans le hall d’entrée du bâtiment. Par la suite, de nombreux rapports ont exagéré l’ampleur de la résistance opposée par ceux qui se trouvaient à l’intérieur de la Maison des syndicats. Les images disponibles montrent que les assaillants se déplaçaient librement sur la place sans avoir besoin de se baisser ou de se mettre à couvert parce qu’il n’y avait pas de tirs de riposte.
La barricade était en flammes et les assaillants avaient mis le feu aux tentes sur la place. Toute la place était envahie par la fumée et les flammes. Les assaillants ont continué à lancer des cocktails explosifs remplis d’un mélange artisanal de napalm composé d’essence, d’acétone et de mousse de polystyrène, sur le bâtiment. Les activistes retranchés ont appelé les pompiers mais personne n’est venu. Les quelques policiers présents sur les lieux n’ont rien fait pour intervenir et se sont contentés d’observer le déroulement des événements.
Les assaillants ont veillé à ce que le feu ne s’éteigne pas en y lançant de plus en plus de cocktails explosifs.
Les assaillants ont veillé à ce que le feu ne s’éteigne pas en y lançant de plus en plus de cocktails explosifs. Ils ont même jeté un pneu de voiture en feu tout en tirant sur les fenêtres avec des fusils anti-émeutes.
C’est alors que la tragédie a eu lieu.
L’expert indépendant Vladislav Balinsky a expliqué qu’à cause du feu qui faisait rage à l’entrée du bâtiment, la peinture et le vernis des murs et du plafond du hall se sont enflammés. La porte d’entrée en flamme s’est effondrée et les vitres des fenêtres, les unes après les autres, ont été brisées par des tirs, ce qui a créé un puissant courant d’air. L’effet de cheminée qui est en résulté a transformé l’escalier central en un gigantesque incinérateur dont la température atteignait 600 à 700 °C à son épicentre. Le feu s’est propagé presque instantanément, et tout ce qui était inflammable a été consumé par l’incendie. Les personnes qui se trouvaient à proximité ont été brûlées vives. D’autres ont tenté de se sauver en se réfugiant dans des pièces plus éloignées du feu. Le courant d’air a continué à entraîner de gros nuages de fumée le long des couloirs du bâtiment, tuant de plus en plus de personnes sur son passage.
C’est alors que les gens ont commencé à sauter par les fenêtres ce qui semblait être une meilleure alternative que d’être brûlés vifs ou étouffés.
Mais pour certains, sauter n’était pas le moindre des deux maux. Ceux qui sautaient finissaient par se blesser gravement, parfois mortellement. Mais survivre à ce saut dangereux ne signifiait pas pour autant la fin des souffrances. Un activiste a été filmé en train de courir vers une personne qui avait sauté d’une fenêtre, blessée par la chute mais vivante et qui bougeait encore, afin de la frapper avec une matraque. Plus tard, le journaliste local Sergueï Dibrov a passé du temps à étudier les séquences et les images de l’incident et a conclu que la victime avait finalement reçu une assistance médicale et avait survécu.
C’est à ce moment-là que certaines personnes de la foule ont commencé à éprouver des remords et ont essayé d’aider ceux qui étaient coincés dans le bâtiment en flammes. Certains ont lancé une corde à ceux qui se trouvaient au niveau des étages supérieurs. D’autres ont traîné des échafaudages jusqu’au bâtiment pour aider les personnes piégées à l’intérieur à s’échapper. Ces actions ont permis à un certain nombre de personnes de sortir vivantes du bâtiment, même si certaines s’en sont sorties pour au final être frappées au sol. Le dernier cocktail explosif a été lancé dans le bâtiment à 20h08. Les renforts de police sont enfin arrivés et ont repoussé les assaillants les plus belliqueux. Les pompiers sont arrivés à 20h15 – malgré le fait qu’ils n’étaient positionnés qu’à 400 mètres des lieux, ils ont mis 30 minutes pour arriver sur place – et ont commencé à secourir les derniers survivants.
Il s’est avéré que de nombreuses personnes ont survécu à l’incendie. Le chaos s’est calmé et les pompiers avec la police ont rétabli l’ordre. Certaines personnes ont été secourues du toit tandis que d’autres ont été retrouvées dans des bureaux, épargnées par le feu ou la fumée. Les derniers survivants, cachés dans le grenier, ont quitté le bâtiment au petit matin du 3 mai.
Eléna faisait partie des activistes du camp sur la place Koulikovo qui avaient aidé à mettre en place le poste de secours avant l’attaque. Plus tard, elle a confié aux journalistes qu’elle avait été harcelée par les personnes à l’extérieur du bâtiment après avoir échappé à l’incendie. Ils lui ont crié des insultes et l’ont même malmenée alors que la police n’y prêtait aucune attention. Lors de l’incendie du bâtiment, ceux qui étaient du côté des vainqueurs ont manifesté des comportements assez contradictoires. Certains ont fait de véritables efforts pour sauver les gens de l’incendie qu’ils venaient de déclencher, et ont même risqué leur vie pour cela, tandis que d’autres étaient heureux de profiter de l’occasion pour continuer à agresser et à humilier les survivants.
Au total, 48 personnes sont mortes : deux activistes pro-Maïdan et 46 militants Antimaïdan de la place Koulikovo — deux dans la rue Gretcheskaïa et 42 sur la place Koulikovo. Huit personnes ont sauté du bâtiment et ont trouvé la mort tandis que d’autres ont été asphyxiés ou ont succombé à leurs brûlures. Tous étaient citoyens ukrainiens. Au total, 247 personnes ont demandé une aide médicale à la suite du drame, dont 27 qui avaient été blessées par balle.
Albou, un homme politique local et l’un des dirigeants du groupe, faisait partie de ceux qui se sont réfugiés dans le bâtiment mais qui ont survécu. Il a ensuite rejoint la brigade « Prizrak » de la République populaire de Lougansk dans le Donbass. Un autre dirigeant, le député local Viatcheslav Markine, est décédé le lendemain matin des suites de ses blessures après avoir sauté du bâtiment pour échapper à l’incendie.
Cendres
Dans les années qui ont suivi, aucun coupable du massacre d’Odessa n’a été puni en aucune manière. La plupart des meurtriers ont agi ouvertement, sans masques ni camouflages, et leurs intentions étaient sans ambiguïté. Mais seule une poignée de gens ont fait l’objet d’une enquête pénale, et personne n’a en fin de compte comparu devant la justice pour répondre de ses crimes. Toute audience qui avait pu être obtenue était perturbée par les soi-disant « patriotes ». Certains juges ont même dû se récuser après avoir reçu des menaces de la part des militants.
Avec cela, les hauts fonctionnaires ukrainiens n’ont pas tardé à identifier les « coupables ». Alexandre Tourtchinov, alors président ukrainien par intérim, a déclaré que les agitations à Odessa avaient été « coordonnées depuis un seul centre situé en Russie ». Sergueï Pachinsky, chef de l’administration présidentielle dans ces années-là, a affirmé qu’il s’agissait d’une « provocation du FSB visant à détourner l’attention de l’opération antiterroriste [dans le Donbass] ». Enfin, le chef de la diplomatie ukrainienne a alors annoncé que la tragédie avait été « une opération préméditée et bien financée par les services spéciaux russes ».
Dès le début, les autorités de la ville ont semblé entraver délibérément l’enquête. Au matin du 3 mai, les travailleurs municipaux ont nettoyé la zone autour de la rue Gretcheskaïa, éliminant rapidement toutes les preuves physiques. La Maison des syndicats est restée ouverte au public au cours du mois suivant. Les habitants de la ville pouvaient regarder des diffusions en direct depuis les ruines fumantes, au cours desquelles un caméraman a décrit les corps d’un jeune couple comme Roméo et Juliette. Aucun effort n’a été fait pour préserver la scène du crime. Les armes utilisée pour tuer des gens n’ont jamais été retrouvées. Ce ne sont que quelques exemples de l’attitude dédaigneuse et négligente des enquêteurs dans cette affaire. En septembre 2015, le rapporteur spécial des Nations unies, Christof Heyns, a reconnu que la majorité des preuves, ayant trait aux événements du 2 mai, avaient été détruites immédiatement après le crime.
Sergueï Khodiak, activiste Euromaïdan qui avait tiré sur des gens avec un fusil de chasse, a été remis en liberté, le juge se récusant sous la pression d’un groupe d’activistes pro-Maïdan dirigés par Igor Mosiïtchouk, député du Parti radical ukrainien de tendance nationaliste. Vsiévolod Gontcharevsky, qui a frappé et achevé avec un bâton des activistes de la place Koulikovo qui avaient sauté par la fenêtre de l’immeuble en feu, a été libéré faute de preuves.
Sergueï Doljenkov, tout comme plusieurs autres activistes Antimaïdan, est resté emprisonné. En 2017, à la suite de nombreux reports, la cour l’a acquitté dans le cadre de cette affaire. Mais il a été tout de suite arrêté de nouveau sous la fausse accusation d’avoir scandé des slogans illégaux lors d’un rassemblement politique qui s’était tenu un mois avant la tragédie. En décembre 2017, le dernier activiste pro-russe a été remis en liberté dans le cadre d’un échange de détenus et de prisonniers du conflit dans le Donbass.
Pendant les quelques mois qui ont suivi les événements, les réseaux sociaux ont été remplis de “plaisanteries” sur “le barbecue d’Odessa”
La société ukrainienne a réagi d’une manière très étrange aux événements à Odessa. Naturellement, la majorité de la population compatissait avec les victimes. Tous les 2 mai, des fleurs étaient déposées devant la Maison des syndicats. L’espace public et les médias, pourtant, étaient dominés par les nationalistes. Pendant les quelques mois qui ont suivi les événements, les réseaux sociaux ont été remplis de «plaisanteries» sur « le barbecue d’Odessa » et « le brûlage des vatniks » (le mot désignant une veste typique de l’époque soviétique rembourrée avec de la laine qu’on a commencé à utiliser pour se référer aux Russes eux-mêmes et aux Ukrainiens avec des sentiments pro-russes). De même, des slogans rappelaient étrangement ceux employés par les nazis à propos des Juifs qu’ils ont tués pendant la Seconde Guerre mondiale. L’internet ukrainien a été inondé d’images montrant des corps brûlés, accompagnées de commentaires moqueurs. Beaucoup de personnes qui avaient pris part aux événements à Odessa se sont très rapidement retrouvés dans le Donbass, dans les rangs des bataillons de volontaires de l’armée ukrainienne. « Tout ce qu’il faut, c’est tuer 50 vatniks dans chaque ville, après quoi règnera la paix », faisait remarquer Maxime Mazour, membre du bataillon Aïdar. Une déclaration vigoureusement approuvée par la plupart de ceux qui avaient attaqué les gens à Odessa.
En réalité, les réseaux sociaux ukrainiens ont réalisé exactement ce qui est d’habitude attribué à la propagande russe. Les tas de corps brûlés ont suscité un sentiment d’horreur, mais aussi de rage. Le mois de mai 2014 a été un moment charnière, les volontaires russes commençant à arriver en masse dans les républiques qui avaient proclamé leur indépendance. Certains hommes sont même venus d’Europe occidentale pour combattre à leurs côtés. Les slogans sur le statut autonome et la nécessité d’entamer des négociations avec Kiev ont cédé la place à une résolution et une détermination fermes de se dresser et de combattre jusqu’à la fin. Quelques jours seulement après les événements du 2 mai, un rebelle du Donbass a écrit ceci sur un véhicule de combat d’infanterie ukrainien détruit et brûlé : « C’est pour Odessa, salauds ».
La voix de ceux qui avaient été dès le début horrifiés par les événements, et comprenaient ceux qui s’était passé en réalité, n’a tout simplement pas été entendue. Mais ils auraient probablement mérité d’être écoutés. Deux ans plus tard, Artiom Souchtchevsky, habitant de la ville de Makeïevka dans le Donbass, a écrit ces mots :
« Je peux répéter tant qu’il le faudra que tout le monde en Ukraine n’est pas fou et que la plupart des citoyens sont toujours normaux. Je le dis en toute certitude, sans tergiverser. Mais il y a un mais : ces gens normaux vivent paisiblement avec tout ce qui s’est passé à Odessa il y a presque deux ans. Ils vivent également avec les bombardements de Donetsk. Et en général, ils doivent tolérer cette guerre honteuse, en se racontant des salades sur une prétendue invasion russe. Moi, je ne peux pas vivre avec ceux qui vivent comme ça. Peu importe comment je vis, tant que ce n’est pas avec vous. »
Le prélude au conflit du Donbass
Voici ce qu’a écrit Alexandre Topilov, musicien d’Odessa et partisan de l’Euromaïdan, quelques jours après les événements tragiques :
«… il y avait des garçons nés en 1994. Il y avait des filles, des professeurs d’universités, des mécaniciens. Tout le monde n’a pas eu le temps de sauter. Tout le monde n’a pas survécu à la chute. Ce n’est pas une p***** de victoire ! Ne nous félicitez pas. J’ai vu certains commentaires exaltés. Qui veut une p***** de victoire comme ça ? Et qui peut même appeler ça une victoire ? C’est un p***** de fiasco. C’est une guerre civile. Des habitants d’Odessa butent des habitants d’Odessa. Qui est le vainqueur ? Je n’ai pas besoin de p***** de victoires comme ça. Il y a des bêtes parmi les humains, et il y a des humains parmi les bêtes. C’est ça ce que je veux dire. Je parle de la ligne entre « nous » et « eux ». Je l’ai perdue le 2 mai. Je ne sais pas où elle est. Je vois des gens. Et je vois des animaux. Je vois des animaux de mon côté, et des gens de l’autre. Que dois-je faire ? Pour ce que j’en sais, comme on dit chez eux, de l’autre côté… De l’autre côté où il y a vraisemblablement autant d’humains que de bêtes chez nous…»
Ce cri désespéré est tombé dans l’oreille d’un sourd. Le jour même où la Maison des syndicats a pris feu, des combats intenses avaient lieu à Slaviansk, dans le Donbass. L’armée ukrainienne tentait d’entrer dans la ville. Rapidement, les milices armées d’un assortiment bigarré de fusils de chasse, d’armes de poing volées à la police et de cocktails Molotov ont été remplacées par des bataillons et des brigades équipés d’artillerie et de chars. L’est de l’Ukraine a tremblé sous les coups des obusiers et le grondement des chars.
L’ONU pointe du doigt les manquements de Kiev dans les enquêtes sur les drames de Maïdan et d’Odessa