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Colombie : la réforme agraire de Petro, un pari pour parvenir à la «paix totale»

Le premier président de gauche de Colombie a initié des changements d'ampleur dans un pays marqué par des décennies de violences. Son ambitieuse réforme agraire vise à redistribuer les terres et assurer le retour de paysans chassés par les conflits.

Elu en juin 2022, Gustavo Petro a prêté serment en août, devenant le premier président de gauche de l’histoire du pays, et a multiplié les chantiers depuis son entrée en fonction. «Les réformes se font la première année ou elles ne se font pas», avait-il affirmé peu après son élection, dans un entretien donné au journal espagnol El Pais.

Outre une réouverture des frontières avec le Venezuela, fermées depuis trois ans, il a d’ores et déjà mené une réforme fiscale mettant les plus aisés et les grandes entreprises à contribution, organisé des pourparlers avec les différents mouvements de guérilla, et lancé une ambitieuse réforme agraire. Nourrissant l’ambition d’amener un pays en proie à des violence depuis plusieurs décennies vers la «paix totale», le nouveau président considère en effet la grande iniquité dans la répartition des terres comme l’une des racines des problèmes que rencontre la Colombie.

Le président colombien Gustavo Petro à Bogota, le 7 août 2022 (illustration).

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«La terre est un sujet sensible dans un pays où armée, guérillas et paramilitaires se sont longtemps disputé le contrôle du territoire», rappelait Le Monde fin octobre. Evoquant la montée en puissance des narcotrafiquants dans les années 1990, le quotidien soulignait que ce fléau «a attisé le conflit armé tout en accélérant la concentration et la spéculation foncière», avec quelque huit millions de paysans chassés de leurs terres par les différentes factions, la plupart n’y étant jamais revenus.

Eldorado agricole

D’après les chiffres du quotidien, 1% des exploitations accaparent 80% des terres cultivables du pays, tandis que l’élevage s’étend sur près de 40 millions d’hectares, contre 7 millions pour l’agriculture industrielle et paysanne. La répartition inégalitaire des terres était citée en 2020 par le bureau de Bogota de Business France comme un obstacle au développement de la Colombie, pourtant qualifiée «d’eldorado agricole» en raison de conditions climatiques favorables et d’une surface agricole utile supérieure à celle de l’Hexagone. Un potentiel largement sous-utilisé, avec 20 millions d’hectares productifs non cultivés, selon les estimations de Business France.

Pour Gustavo Petro, la redistribution des terres poursuit un triple objectif : répondre aux aspirations à davantage de justice sociale qui l’ont porté au pouvoir, relancer la production alimentaire, et plus globalement parvenir à assurer la «paix totale» dans le pays.

Déminer le terrain

Elu sur un programme ancré à gauche, l’ancien guérillero a pris soin pendant sa campagne de ne pas apparaître comme trop radical et de désamorcer les critiques de ses adversaires agitant la perspective de voir la Colombie basculer dans le «communisme», ou de s’aligner sur le Venezuela voisin.

Nulle trace donc de projet de collectivisation ou d’étatisation de l’économie : «Nous allons développer le capitalisme. Non que le système nous plaise, mais parce que nous devons sortir du féodalisme et entrer dans la modernité», a-t-il déclaré pendant la campagne, reprenant certes la vision marxiste des différents stades de développement de l’économie, mais sans évoquer un quelconque passage au «socialisme».

A ce titre, la réforme agraire n’a pas été placée sous le signe de l’expropriation des grands propriétaires terriens, même si le président aurait pu choisir de s’appuyer sur des lois de 1936 et 1961 qui rendaient cette méthode possible. C’est au contraire un certain pragmatisme qui guide le projet, que Gustavo Petro mène avec sa ministre de l’Agriculture Cecilia Lopez.

Gustavo Petro (à gauche) et Pedro Castillo (à droite), le 29 août 2022, à Lima (image d'illustration).

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Le parcours de cette dernière illustre d’ailleurs, selon le journaliste spécialiste des Amériques Maurice Lemoine, un certain talent manœuvrier du nouveau président lors de la constitution de son gouvernement. «A l’Agriculture, Cecilia Lopez retrouve un poste qu’elle a occupé, elle aussi sous Ernesto Samper [président libéral de 1994 à 1998]. Elle se considère toujours “libérale”, même si elle a quitté ce parti, dont elle fut la porte-parole au Sénat, lui reprochant son soutien au Centre démocratique et à [Ivan] Duque [le prédécesseur de Gustavo Petro, recruté depuis dans un think tank américain]». Mises bout à bout, les nominations du nouveau président aboutissent à «un gouvernement de centre-droit», décrypte ainsi Maurice Lemoine sur son blog.

Bien que Cecilia Lopez ait affirmé que la réforme se ferait «sans timidité», le président colombien a insisté à plusieurs reprises sur le fait qu’elle s’effectuerait «de manière pacifique». Le 2 décembre, devant la première Convention nationale des paysans colombiens, il a réaffirmé que «la distribution démocratique des terres» constituait un préalable à la modernisation du pays et que l’Etat jouerait un rôle essentiel dans le processus.

Illustration de cette méthode visant à déminer le terrain, le gouvernement s’est engagé à acheter les millions d’hectares de terres cultivables en vue de les redistribuer, et a conclu un accord en ce sens début octobre avec la puissante Fédération des éleveurs (Fedegan), cette signature ayant suscité de nombreux commentaires. Le président de la Fedegan, José Felix Lafaurie, est en effet soupçonné d’accointances dans le passé avec les milices d’autodéfense d’extrême droite : la photo le représentant, paraphant le texte de l’accord, en compagnie de l’ancien guérillero Gustavo Petro, avait une haute portée symbolique. Ledit José Félix Lafaurie s’est lui aussi félicité de l’accord, «qui va apporter une grande tranquillité au monde rural».

Diviser pour mieux régner

Gustavo Petro a d’ailleurs poursuivi cette stratégie en proposant à José Felix Lafaurie de faire partie de la délégation gouvernementale constituée pour reprendre les pourparlers avec la guérilla de l’Armée de libération nationale (ELN). «Le secteur de l’élevage ne peut pas refuser une demande comme celle faite par le président avec une grande générosité», a déclaré José Félix Lafaurie Lafaurie le 18 novembre, acceptant cette main tendue. Et, si de nombreuses voix à droite ont reproché à Gustavo Petro de «diviser pour mieux régner», le président a réalisé sa manœuvre sans encombre. Elément additionnel, José Felix Lafaurie est également l’époux de la sénatrice Maria Fernanda Cabal, virulente chef de l’opposition de droite au Parlement. «Maria Fernanda Cabal va-t-elle demander à José Felix Lafaurie de dormir sur le canapé ?», se sont à ce propos amusés certains médias colombiens.

Un chantier d’ampleur, à concilier avec les autres priorités du gouvernement

Sur le plan des symboles également, près de 600 hectares appartenant autrefois au paramilitaire Carlos Castaño (mort en 2004), responsable de nombreux crimes et de déplacements de population, ont été remis à une cinquantaine de familles paysannes, ce dont s’est félicité fin octobre la Coordination latino-américaine des organisations rurales, membre du réseau international Via Campesina.

La réforme agraire a cependant des défis de taille à relever, à commencer par un cadastre pour le moins incomplet et l’absence de titres de propriété formels. «L’Etat ignore largement qui est propriétaire, qui possède ou qui occupe les terres du pays», indiquait ainsi au Monde le directeur de l’Agence nationale des terres, Gerardo Vega. Le gouvernement a promis de «formaliser» 700 000 hectares dès 2022, puis sept millions d’hectares en l’espace de quatre ans.

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Sur le terrain, les premiers objectifs fixés pour 2022 ont été quasi-atteints si l’on en croit les déclarations de la ministre de l’Agriculture à la mi-novembre, qui a fait état d’une formalisation des titres de propriété achevée pour près de 680 000 hectares. Cecilia Lopez a ensuite annoncé le lancement de l’Agence de développement rural mi-décembre, qui en soutenant des projets agricoles, doit elle aussi assurer le lien entre développement économique et pacification de la société colombienne. Le processus d’achat de terres suit son cours début 2023, le média infobae rapportant que la Fedegan et l’Agence nationale des terres négociaient l’achat de 300 000 à 500 000 hectares.

Reste néanmoins la question du coût de la réforme : même si elle s’étalera dans le temps, au rythme d’un demi-million d’hectares à acquérir chaque année, Gustavo Petro l’a chiffrée à 60 000 milliards de pesos, soit environ 12 milliards d’euros. Un montant à mettre en perspective avec le budget de l’Etat adopté en octobre, qui a atteint un niveau record à environ 80 milliards d’euros, avec une hausse des dépenses sociales de l’ordre de 15%, selon Le Figaro. Le premier poste de dépenses reste cependant le service de la dette du pays, et le président pourrait être contraint d’arbitrer, à un moment donné, entre les nombreux chantiers lancés. Outre les dépenses sociales, il a ainsi évoqué la perspective d’un virage «vert», qui amènerait la Colombie à se passer progressivement des hydrocarbures, alors que l’or noir représente 10% de ses recettes budgétaires et 40% de ses recettes d’exportation.

Autre piste pour dégager des recettes, la mise à contribution de la Société d’actifs spéciaux, qui gère les biens confisqués aux narcotrafiquants : comme le relate Courrier International, le produit de la vente des voitures de luxe de l’un d’entre eux a ainsi été affecté aux dépenses sociales, Gustavo Petro espérant retirer des sommes conséquentes de la vente d’appartements, maisons de luxe, bijoux et œuvres d’art confisqués aux trafiquants.

La trêve avec les groupes armés désavouée par l’ELN, premier faux pas pour Petro ?

L’enjeu budgétaire se conjugue d’ailleurs avec le défi de la sécurité et du maintien d’une paix, au moins relative, avec les groupes armés, souvent impliqués dans le trafic de stupéfiants. Après la reprise des négociations en novembre avec l’ELN, guérilla d’inspiration guévariste encore active sur le territoire, Gustavo Petro a annoncé sur Twitter, à l’occasion du Nouvel An, la conclusion d’un cessez-le-feu avec les différentes factions jusqu’à fin juin 2023. Il semble cependant avoir été un peu vite en besogne, puisque ladite ELN a indiqué le 3 janvier ne pas avoir «discuté avec le gouvernement de Gustavo Petro d’une quelconque proposition de cessez-le-feu» et affirmé qu’il n’y avait donc «toujours pas d’accord». Le gouvernement a pris acte le lendemain, suspendant officiellement le cessez-le-feu et renvoyant à un nouveau cycle de négociations qui devrait se tenir au Mexique, à une date qui reste à déterminer.

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Ce cessez-le-feu bilatéral annoncé concernait, outre l’ELN, les deux principales factions de la dissidence des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), les AGC (milices d’Autodéfense gaïtanistes de Colombie, paramilitaires) et le Clan del Golfo, important gang de narcotrafiquants du pays. Selon l’ONG Indepaz, pas moins de 90 groupes «politiques et/ou criminels» continueraient à opérer dans le pays, l’Etat n’étant pas nécessairement la première cible. «Il y a sans doute plus de morts dues aux confrontations entre les groupes armés qu’avec les forces régulières», a ainsi estimé auprès de La Croix Frédéric Massé, responsable d’un think tank dédié à l’étude du crime organisé.

Apologie de la criminalité

Reste à voir si le désaveu de l’ELN et l’erreur de communication du président donnera du poids aux attaques de l’opposition de droite, jusqu’à présent affaiblie par son échec à la présidentielle, à l’encontre de la stratégie de «paix totale» de Gustavo Petro. Elle avait ainsi qualifié la démarche du gouvernement d’«apologie de la criminalité et de l’impunité», et s’est ruée sur le faux pas du président. «Ce n’est pas seulement de l’improvisation, c’est juste livrer le pays aux groupes criminels», a ainsi pilonné sur Twitter Federico Gutierrez, le candidat conservateur défait à la présidentielle dès le premier tour au profit de l’indépendant Rodolfo Hernandez.

Washington en position d’observateur ?

Les Etats-Unis, qui avaient loué leur lune de miel avec l’ancien président Ivan Duque malgré la répression des manifestations auquel il s’était livré, n’ont quant à eux pas exprimé d’hostilité de principe aux orientations de Gustavo Petro. En visite à Bogota début octobre, le secrétaire d’Etat Anthony Blinken a assuré être «sur la même longueur d’onde» que le président de gauche, après que ce dernier a défendu la nécessité d’abandonner la «politique de répression» menée jusqu’à alors face au trafic de drogue et prôné une autre approche, axée notamment sur la réforme agraire.

Gustavo Petro n’avait cependant pas mâché ses mots quelques semaines plus tard à propos de la politique économique de Washington, déclarant que «les Etats-Unis sont pratiquement en train de ruiner toutes les économies du monde» par le biais des taux d’intérêt élevés fixés par la Réserve fédérale américaine.

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