À la demande des États-Unis, le gouvernement kényan a accepté de diriger une force de sécurité internationale en Haïti. Il est probable qu’elle se solde par un échec, car elle est aveugle face à la menace existentielle qui pèse sur le pays et elle risque d’être stigmatisée comme une force d’occupation.
Cet article a été initialement publié sur RT en langue anglaise par le Dr. Westen K. Shilaho, professeur de sciences politiques et de relations internationales, chercheur principal à l’Institute for Pan-African Thought and Conversation à l’Université de Johannesburg.
Le mois dernier, les législateurs kényans ont approuvé un plan pour envoyer 1 000 policiers en Haïti sous prétexte de la lutte contre la violence des gangs et du rétablissement de l’ordre public, dans le cadre de la Mission internationale d’appui à la sécurité en Haïti, qui a reçu le soutien des Nations unies. La mission, d’une durée initiale de 12 mois, a été autorisée par la résolution 2699 (2023) du Conseil de sécurité. À la demande des États-Unis, le gouvernement kényan a accepté de diriger cette force de sécurité internationale afin de stabiliser ce pays des Caraïbes, paralysé par la criminalité.
La dernière détérioration de la situation en Haïti, qui est le pays le plus pauvre de l’hémisphère nord, est attestée après l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021. Le pays est en proie à des troubles depuis qu’il a accédé à l’indépendance en 1804. Haïti a été la première nation noire à obtenir l’indépendance et – ce qui donne davantage de rancœur aujourd’hui – à se libérer de l’esclavage. Ce qui devrait être un symbole de la résistance des Noirs et de leur triomphe face à l’asservissement impérial, d’une nation noire historique et courageuse, a été réduit à une métaphore de la violence, du chaos et de l’instabilité politique. Le taux d’homicide en Haïti est si élevé que l’espérance de vie est «renouvelable sous condition toutes les 24 heures». De surcroît, son état lamentable a été davantage aggravé par les fréquentes catastrophes naturelles.
Neutraliser le néocolonialisme
Cependant, la menace existentielle qui pèse sur la stabilité d’Haïti est l’érosion de sa souveraineté par les Français – ses anciens colonisateurs – et les États-Unis. Pendant plus d’un siècle, la France a effrontément pillé les ressources du pays et l’a forcé à payer pour compenser la perte de ses esclaves et de sa colonie. Ce pillage a imposé du vide dans la structure étatique, a oblitéré ses capacités et a appauvri Haïti. De nombreux coups d’État, dont certains ont été fomentés par les États-Unis, ont institué l’instabilité. Pour qu’Haïti se stabilise, l’impérialisme et le néocolonialisme doivent être neutralisés. Les interventions mal conçues soutenues par l’ONU ont échoué auparavant parce qu’il n’y a pas de solution militaire aux problèmes d’Haïti, et cette nouvelle intervention risque de se terminer de la même manière.
La décision du Kenya de déployer des policiers et d’autres personnels de soutien en Haïti a suscité des réactions mitigées. Le gouvernement insiste sur le fait qu’il a une obligation «internationale» de contribuer à la stabilisation d’Haïti, île qui abrite une communauté africaine. L’expression «normes internationales» est omniprésente au sein de l’élite kényane, elle trahit un état d’esprit eurocentrique qui marie l’occidentalisation à la modernisation.
Le Kenya, «laquais» de Washington ?
Les critiques s’interrogent quant à la sagesse de cette décision de déployer la police en Haïti, alors que le Kenya a ses propres problèmes d’insécurité. Le fait que le Kenya accepte de diriger cette mission va à l’encontre du panafricanisme. Le Kenya est considéré comme un laquais des États-Unis pour saper la souveraineté d’un pays noir, perpétuer l’impérialisme et l’occupation.
Le Kenya est également motivé par un gain monétaire. Nairobi s’apprête à recevoir 100 millions de dollars promis par Washington. Le pays africain affirme que ces fonds doivent être débloqués avant le début de l’opération. Bien entendu, cet argent ne peut pas remédier aux déficiences institutionnelles au sein de la police kényane et aux éventuels blessés et morts parmi les quelque 1 000 membres du personnel. Pour les cyniques, le Kenya s’est vendu à l’impérialisme.
Les interventions précédentes n’ont pas amélioré la sécurité en Haïti. De 2004 à 2017, par exemple, une mission onusienne de maintien de la paix dirigée par le Brésil a été déployée en Haïti après l’effondrement du gouvernement de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide. Cette mission n’a pas réussi à apporter une évolution, et les maigres gains qu’elle a obtenus ont été réduits à néant par l’héritage atroce qu’elle a laissé. Certains soldats de la paix ont été accusés de viols, d’exploitation sexuelle, d’extorsion et d’exécutions sommaires. La mission a également été condamnée pour avoir contaminé l’eau potable causant le choléra, ce qui a coûté la vie à plus de 10 000 personnes. L’ONU a refusé d’assumer la responsabilité de ces atrocités. Les Haïtiens sont donc à juste titre sceptiques et réfractaires à toute forme d’intervention militaire ou autre dans leur pays.
Bien que formée pour maintenir l’ordre public et s’occuper notamment de civils non armés (à l’exception de la police, ce sont des bandits et autres criminels endurcis qui détiennent des armes), la police kényane a un casier épouvantable en matière de droits de l’homme. Elle est souvent impliquée dans des cas d’usage excessif de force sans mentionner qu’elle a obstinément résisté à la surveillance civile. Il est donc ironique de voir cette police chargée de rétablir la stabilité en Haïti, pays ravagé par des conflits.
Chaos à Haïti
Haïti est truffé d’armes à feu et de centaines de gangs endurcis qui se disputent des territoires. Ces gangs ont perfectionné l’extorsion, les enlèvements, la torture, le viol, le lynchage, la piraterie routière et les exécutions extrajudiciaires et sommaires. La violence des gangs est devenue incontrôlable et s’étend à des zones partant de Port-au-Prince et allant au-delà, zones qui étaient jusqu’à présent relativement sûres. En conséquence, des déplacements massifs ont eu lieu, des personnes effrayées cherchant refuge dans les zones rurales et d’autres régions éloignées. Certains Haïtiens ont quitté le pays.
La situation sécuritaire en Haïti se dégrade rapidement. Le gouvernement est désespérément accablé, incapable d’affirmer son autorité et considéré par les Haïtiens comme une marionnette imposée par l’étranger.
La manière dont la police kényane est censée réussir sa mission n’est pas claire non plus. Haïti est à tous égards un terrain accidenté qui mettra certainement à l’épreuve ses capacités. Les autorités kényanes ont déclaré que le personnel suivrait une formation avant d’être envoyé sur place. Il s’agira notamment d’apprendre le français de base, dont ils auront sans doute besoin pour gagner le cœur et l’esprit des habitants. L’avenir nous dira si cette préparation accélérée sera suffisante.
L’enthousiasme du gouvernement kenyan à l’égard de cette opération ne fait pas l’unanimité. Le système judiciaire kényan a suspendu le déroulement du déploiement de la police en Haïti, car l’audition dans une affaire où des pétitionnaires ont remis en cause le déroulement même de ce plan est toujours en cours. Ils ont fait valoir, devant un tribunal, qu’en vertu de la constitution kényane, seule l’armée peut être déployée dans un pays étranger et que la police kényane n’a pas les compétences opérationnelles nécessaires pour gérer la situation en matière de sécurité en Haïti. L’affaire devrait être entendue en janvier 2024. Il s’agit très probablement d’un obstacle mineur pour le gouvernement, car le tribunal ne se prononcera pas contre le déploiement, principalement parce que l’opération est menée par le président William Ruto et bénéficie du soutien de l’Assemblée nationale. De plus, elle est initiée à la demande des États-Unis.
La controverse autour de cette force de sécurité internationale montre que le Kenya est un allié de l’Occident, ce qui est souvent embarrassant. Les États-Unis et leurs alliés européens comptent sur le Kenya dans la guerre dite contre le terrorisme en Afrique de l’Est et dans la Corne de l’Afrique, ainsi que dans d’autres opérations de sécurité à travers le monde, dont certaines sont d’une crédibilité douteuse – en Somalie, en République démocratique du Congo, en Haïti. De manière significative, la mission en Haïti met en lumière le manque de conscience d’une partie de l’élite politique kényane. C’est comme s’ils ignoraient le rôle central et irréprochable d’Haïti dans la quête de libération et de liberté des Noirs. Ainsi, le gouvernement kényan semble ne pas réaliser que l’insécurité en Haïti dépasse le cadre de la simple violence des gangs et qu’une formation temporaire qui applique la politique des bottes sur le terrain ne peut pas la réprimer.
Haïti est un défi historique de longue haleine dans lequel les États-Unis et la France en particulier sont impliqués. Ils ont bafoué la souveraineté d’Haïti, ont freiné ses perspectives économiques par le pillage, ont soutenu des autocrates et ont organisé des coups d’État qui, dans certains cas, ont conduit à l’assassinat de présidents en exercice. Les États-Unis ont favorisé l’envoi d’armes de gros calibre en Haïti que les gangs utilisent pour faire des ravages.
L’ensemble de ces actes de sabotage a plongé Haïti dans une tourmente absolue. Pour restaurer la dignité d’Haïti, arrêter l’effondrement de l’État et préserver son statut sacré de première nation noire, la profanation de sa souveraineté doit cesser. L’Occident doit laisser ses institutions travailler pour rendre les Haïtiens plus puissants, pour juguler la pauvreté scandaleuse et pour lutter contre le désespoir. Quelle que soit la durée de la mission internationale de sécurité dirigée par le Kenya en Haïti, une fois déployée, il est peu probable qu’elle fasse mieux que ces prédécesseurs soutenus par les Nations unies. Il est probable qu’elle se solde par un échec parce qu’elle est aveugle face à la menace existentielle qui pèse sur Haïti et parce qu’elle risque d’être stigmatisée comme une force d’occupation.
HAÏTI : SILENCE ON TUE !