Le sommet de Vilnius est un échec pour l'Ukraine, mais il illustre aussi toute la complexité de cette «Première Guerre globale», où se joue la survie des Etats contre des organes globaux de gouvernance, estime Karine Bechet-Golovko. Analyse.
Le sommet de l’OTAN est à première vue un échec pour l’Ukraine, pour la simple et bonne raison qu’elle n’a pas reçu de garanties d’entrer rapidement dans l’Alliance atlantique. Le président Biden s’y était opposé et sans le soutien officiel des États-Unis, seul un front uni des pays européens aurait peut-être pu emporter une adhésion de l’Ukraine, soi-disant contre la volonté américaine.
Or, les pays de l’OTAN sont divisés, entre d’un côté les plus vassalisés comme la Pologne ou la France, et d’autres, notamment l’Allemagne, plus réticents. Pour autant, ne prenons pas ce discours politico-médiatique au premier degré. Comme tout acte de langage, il remplit une fonction performative, c’est-à-dire qu’en construisant un cadre de concepts et d’idées, il tend à recréer une réalité. Créer une autre réalité, qui finalement n’a rien à voir avec la question de l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, mais avec la guerre existentielle de ce monde global contre la Russie, cette Première Guerre globale en cours.
Le communiqué final adopté n’apporte aucune précision sur un calendrier.
A l’occasion du sommet de l’OTAN, qui vient de se tenir à Vilnius les 11 et 12 juillet, les médias atlantistes ont particulièrement mis l’accent sur les attentes et les enjeux de l’entrée possible, potentielle voire attendue, de l’Ukraine dans cette organisation. Des chefs d’État, comme Macron, Erdogan ou les dirigeants des pays Baltes, appelaient à une entrée rapide de l’Ukraine dans l’OTAN, soi-disant pour stabiliser la situation. Ils ne faisaient en réalité que reprendre le discours de Rasmussen, ancien secrétaire général de l’OTAN, qui assure aujourd’hui la tutelle de l’alliance sur l’Ukraine. D’autres pays, comme formellement les États-Unis ou l’Allemagne, s’y opposent dans les circonstances actuelles.
Il a donc été décidé que l’Ukraine entrerait dans l’OTAN… quand les pays membres décideraient qu’elle est prête pour cela. Et le communiqué final adopté n’apporte aucune précision sur un calendrier, qui n’a pas été évoqué.
Pour comprendre cette question dans toutes ses dimensions, il est fondamental de différencier le plan politique du plan communicationnel. Autrement dit, quels étaient les buts poursuivis par l’agitation médiatique autour d’une décision politique, qui ne serait évidemment pas prise à Vilnius ? Car soyons honnêtes, les élites dirigeantes globalistes n’ont aucun intérêt à faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN, ce qui les obligerait à entrer officiellement en conflit avec la Russie, ce qu’ils ne peuvent politiquement se permettre. Or, après le conflit qui se déroule avec la Russie, l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN perdra tout son intérêt – pour l’OTAN, puisque l’Ukraine en elle-même, s’il en reste quelque chose, ne présentera plus aucun intérêt stratégique –, elle aura déjà rempli son rôle.
N’oublions pas que l’Ukraine, dans cette logique, n’est pas un sujet, elle n’est qu’un moyen. Son entrée dans l’OTAN n’est donc pas la finalité de cette opération de communication. L’on peut à ce stade dégager trois buts réels.
Ce spectacle sert ainsi de nourriture au discours intérieur ukrainien.
Le premier but est celui du travail de l’opinion publique ukrainienne. Zelensky a parfaitement joué son rôle, en critiquant vertement le manque d’enthousiasme des leaders occidentaux, ce qui a permis à ceux-ci d’insister sur l’aide militaro-financière déjà apportée, sur la création de ce «Conseil» OTAN-Ukraine qui n’est que symbolique et des promesses de continuer ce qui existe déjà, à savoir le partage d’informations, la formation des militaires et la fourniture d’armes. Le tout rebaptisé «garanties de sécurité».
Ainsi, Zelensky peut lancer un os à ronger à l’opinion publique ukrainienne, qui attend toujours les résultats de la réforme constitutionnelle de 2019, qui faisait formellement de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne et dans l’OTAN les buts stratégiques du pays. C’est bien pour cela que les mobilisés de force sont de plus en plus difficilement envoyés mourir sur le front. Il est important, pour que le mythe fonctionne, qu’il soit régulièrement réalimenté. Ce spectacle sert ainsi de nourriture au discours intérieur ukrainien.
Les pays de l’Est sont utilisés pour radicaliser le discours
Le second but poursuivi par ce spectacle est orienté vers les pays membres de l’OTAN, dont la position est objectivement hésitante. Ici, les pays de l’Est sont utilisés pour radicaliser le discours, à un tel point que l’augmentation des dépenses militaires à 2% du PIB et l’intensification de l’aide militaire à l’Ukraine passent comme une lettre à la poste – pourvu qu’il ne s’agisse pas de son entrée rapide dans l’OTAN ! Il vaut mieux la fournir en armes que d’envoyer ses propres contingents. Ainsi, «Berlin va livrer pour près de 700 millions d’euros d’armes supplémentaires à l’Ukraine», a-t-on appris de sources gouvernementales allemandes.
Le président français Emmanuel Macron a de son côté annoncé la livraison de missiles longue portée «Scalp» à l’Ukraine. Ce missile de croisière, qui a été développé conjointement par le Royaume-Uni et la France, est lancé depuis les airs. Il a une portée de plus de 250 kilomètres, plus que toutes les autres armes fournies à Kiev par les pays occidentaux. Ces promesses viennent en complément des dizaines de milliards de dollars d’équipements déjà livrés à l’Ukraine.
L’aide militaire allemande attendue est substantielle : «Le programme comprend deux lanceurs Patriot provenant des stocks de la Bundeswehr (la force de défense fédérale allemande), 40 véhicules de combat d’infanterie Marder, 25 chars de combat 1A5, ainsi que cinq chars Bergepanzer 2», a détaillé le ministère. «L’Allemagne va également envoyer 20 000 munitions d’artillerie et 5 000 munitions fumigènes de 155 mm», a-t-il ajouté. Mais il n’est toujours pas question, ni pour la France ni pour l’Allemagne, d’envoyer des avions de chasse.
Le troisième but des élites globalistes est stratégique : faire accepter l’idée d’une guerre à long terme en se servant de l’Ukraine.
Le troisième but des élites globalistes est stratégique : faire accepter l’idée d’une guerre à long terme en se servant de l’Ukraine pour convaincre les pays de l’Axe atlantiste. Il est évident pour chacun que l’Ukraine n’entrera jamais dans l’OTAN, tant que le conflit avec la Russie sera actif. Ce que le Premier ministre belge Alexander De Croo a parfaitement exprimé : «Une chose était claire, l’Ukraine n’adhérera pas avant la fin de la guerre.» Les alliés cherchent à préserver depuis l’invasion «un équilibre très délicat entre soutenir l’Ukraine et ne pas entrer en guerre contre la Russie», a indiqué le Premier ministre belge. Cette guerre risque effectivement d’être d’autant plus longue que les deux clans, les pays de l’Axe atlantiste et la Russie, ne sont pas formellement en guerre l’un contre l’autre et n’ont pas particulièrement envie «d’officialiser» de telles relations. L’Ukraine est dans cette configuration utilisée par l’Axe, comme le talon d’Achille de la Russie, avec tout ce qu’une guerre fratricide peut avoir de destructeur.
Ce conflit en Ukraine est à la fois une guerre conventionnelle et une guerre de nouvelle génération. Cette guerre est conventionnelle, car elle utilise des formes armées étatiques, les unes contre les autres. Nous ne sommes pas dans les configurations postmodernes des guerres contre le terrorisme. Mais cette guerre est également d’une nouvelle génération, non pas en raison de son côté multidimensionnel (toutes les guerres s’accompagnent de propagande, de mesures économiques, politiques, etc.), mais parce qu’elle se joue non pas entre les États, mais contre les États. Il s’agit d’un côté de l’instrumentalisation des États, soumis et résignés, à une domination d’organes globaux de gouvernance, dont ils servent les intérêts avec leurs propres institutions, voire leur propre chair humaine ; et d’un autre côté, il s’agit de la Russie, comme État, qui tente comme elle peut de sortir des crocs de la globalisation pour survivre dans sa forme existentielle, celle de l’État russe, qui existe depuis plus d’un millénaire sous des appellations différentes et dans des frontières de plus en plus rétrécies. Cette Première Guerre globale est bien ainsi une véritable guerre existentielle pour les deux clans et ces sommets de l’OTAN, dont celui de Vilnius, sert à faire avancer la ligne de la normalité, la marge de l’acceptable pour les élites nationales en place dans les pays membres.
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