Les Vingt-sept ont donné à l'Ukraine le statut de pays candidat au nom des «valeurs européennes». Une décision prise après avoir adopté un paquet de sanctions à l'encontre de la Russie.
Article paru dans l’édition de Ruptures n°117 du 27 juin 2022
Le suspense était factice. Mais il fallait soigner la mise en scène : réunis le 23 juin, les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-sept ont accordé le «statut de pays candidat» à l’Ukraine, ainsi qu’à la Moldavie. En réalité, ledit statut est un trompe l’œil : il ne lance en aucun cas les «négociations» d’adhésion, un démarrage qui nécessitera à nouveau l’unanimité. Les pourparlers eux-mêmes durent généralement des années (nul ne sait si l’UE existera encore en 2030), et sont même réversibles si l’Etat candidat ne satisfait plus aux conditions.
Tout postulant doit en effet réaliser une série de «réformes» assurant la mise aux normes juridiques et économiques bruxelloises. En matière de corruption et de blanchiment, l’Etat ukrainien se place en queue de peloton mondial du fait de la domination des oligarques. Qui plus est, les négociations pourront difficilement commencer tant qu’une partie du territoire est disputé.
Mais pour l’heure, c’est l’affichage qui compte : «Ce geste politique, nous le devons au peuple ukrainien qui se bat pour défendre nos valeurs», a fanfaronné Emmanuel Macron à l’issue du sommet. Les Ukrainiens, champions des «valeurs européennes» ? Le thème était chanté en chœur par les dirigeants de l’UE, alors même que Kiev décidait de bannir des librairies et des bibliothèques la plupart des livres russes ou en russe ; et que des partis d’opposition sont interdits et pourchassés.
Cette décision «renforce ces pays face à l’impérialisme russe» a enchéri la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. «C’est une décision historique qui nous rapproche de la victoire», s’est réjoui de son côté le président ukrainien, sans qu’on comprenne bien ce qui justifie cette affirmation. Volodymyr Zelensky, depuis des mois, avait fait un forcing effréné pour obtenir cette décision.
Au départ, les seuls partisans enthousiastes de ladite candidature étaient les Polonais et les Baltes (ainsi que Washington…). Face à eux, le Danemark, les Pays-Bas, le Portugal étaient réticents à tout nouvel élargissement de l’UE. Classiquement, la France est également réservée depuis des lustres sur l’intégration de nouveaux pays dans une UE qui a déjà de plus en plus de mal à fonctionner à vingt-sept.
Berlin partage cette inquiétude. Les deux pays réclament désormais un changement des traités dans un sens plus fédéral, précisément pour éviter les «blocages». Une de leurs priorités est de supprimer les votes à l’unanimité dans les rares domaines où ils subsistent : la politique fiscale, et, surtout, la politique extérieure. Mais une telle perspective de réforme est improbable, car de plus en plus de pays s’y opposent ouvertement.
Pour autant, la volonté d’arrimer l’Ukraine au camp occidental a influé sur l’état d’esprit de Paris et de Berlin. Le président français et le chancelier allemand, en compagnie du chef du gouvernement italien, se sont donc rendus à Kiev le 16 juin, pour assurer, finalement, leur soutien à la candidature de l’Ukraine.
Dans un ballet bien réglé, Mme von der Leyen annonçait officiellement le 17 que la Commission proposait aux Vingt-sept de valider la candidature de Kiev. L’unanimité a donc été atteinte lors du Conseil du 24 juin, les derniers réticents s’étant laissé convaincre que, la symbolique mise à part, les choses sérieuses n’étaient pas près de démarrer.
Pour assouvir l’impatience de Kiev, le président français avait mis sur la table le projet de créer une «communauté politique européenne» qui rassemblerait tous les pays européens, hors la Russie, membres et non membres de l’UE. Cette structure permettrait «le dialogue politique et la coopération» dans différents domaines, des infrastructures à l’énergie en passant par la défense. Cela préparerait l’adhésion, mais ne s’y substituerait pas, précisait ensuite l’Elysée face au président ukrainien prompt à craindre une arnaque. Le 23 juin, les chefs d’Etat et de gouvernement ont évoqué cette idée… et se sont promis d’en reparler.
Hors l’Ukraine et la Moldavie, ce dernier pays est considéré comme menacé par l’offensive russe, les Vingt-sept ont provoqué des frustrations. A commencer par celle de la Géorgie, dernière du trio des ex-Républiques soviétiques à frapper à la porte. Cette dernière s’est certes vu reconnaître une «perspective européenne». Mais cette formulation est vide de contenu juridique, même si elle traduit la volonté de l’UE d’ancrer ce pays dans son champ d’influence. Il faudra cependant qu’il remplisse les conditions avant de candidater officiellement. Tbilissi, qui revendique son appartenance au camp occidental, est soupçonné d’entretenir quelques connivences discrètes avec Moscou.
Mais ce sont surtout les pays des Balkans qui ont mal réagi. Ils estiment que l’Ukraine s’est vu accorder un coupe-file alors qu’eux attendent depuis des années dans l’antichambre de l’UE. La Serbie a certes entamé des négociations d’adhésion, mais celles-ci traînent depuis 2014, d’autant que Belgrade refuse d’appliquer les sanctions contre la Russie. L’Albanie, bien que reconnue candidate, se voit toujours refuser l’ouverture des négociations.
Car son cas est couplé avec celui de la Macédoine du Nord. Or cette dernière est en conflit, pour des différends portant sur l’histoire et les langues des deux pays, avec la Bulgarie, membre de l’UE. Sofia mettait donc jusqu’à présent son veto au démarrage des pourparlers entre Bruxelles et Skoplje. Le blocage pourrait cependant être bientôt levé après un vote du Parlement le 24 juin. Mais le jeune gouvernement bulgare, très libéralo-europhile, vient d’être renversé justement du fait de la défection d’un parti qui reprochait au premier ministre bulgare d’être trop coulant avec la Macédoine.
Enfin, la Bosnie-Herzégovine, une confédération menaçant sans cesse d’exploser, n’a toujours pas le statut de candidat. Quant au Kosovo, séparatiste de la Serbie en 2008, il n’est pas reconnu par cinq pays de l’UE.
Du coup, les dirigeants de ces pays, conviés à Bruxelles juste avant le Conseil européen, n’ont pas été tendres avec leurs hôtes. Le premier ministre albanais a décrit les Vingt-sept comme offrant «un spectacle effrayant d’impuissance», en conseillant à l’Ukraine de «ne pas se faire d’illusions». «Nous n’avons rien obtenu» a pesté son homologue serbe. Le chef du gouvernement macédonien a dénoncé «un coup dur pour la crédibilité européenne».
Un point de vue que n’étaient pas loin de partager la Croatie, la Slovénie et surtout l’Autriche. Vienne, en particulier, s’est fait l’avocat de l’intégration des pays de l’ex-Yougoslavie. Le chancelier allemand a aussi rappelé que ce dossier figurait parmi les priorités stratégiques de Berlin. Car il ne manque pas de responsables, à Bruxelles, pour alerter : si l’UE n’offre pas de perspectives d’arrimage suffisantes aux capitales balkaniques, d’autres se pressent déjà pour prendre pied dans la région, la Russie, bien sûr, mais aussi la Chine, voire la Turquie.
Bref, l’Ukraine est loin d’être le seul terrain où l’Union européenne dénonce la volonté d’influence de Moscou, tout en pratiquant elle-même cette même démarche. De quoi alimenter les échanges au sommet du G7 les 27 et 28 juin en Bavière. Et plus encore à celui de l’OTAN, prévu du 28 au 30 juin à Madrid. En attendant, le Conseil européen a annoncé une augmentation supplémentaire de l’aide militaire à l’Ukraine…
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