Chroniques

La classe moyenne, pilier du monde occidental, s’écroule

L’effondrement de la classe moyenne mène à l’abandon d'un système qui était censé perdurer, estime Timofeï Bordatchov du Club Valdaï.

Cet article a été initialement publié sur RT International par Timofeï Bordatchov, directeur de programme au Club de discussion international Valdaï.

Nous voyons déjà que les États modernes sont confrontés à des défis tellement sérieux que la politique étrangère est dictée à tous les niveaux par des motifs intérieurs. C’est le cas des pays occidentaux, de la Russie, de la Chine, de l’Inde et de tous les autres. Cela met effectivement en valeur ce que les théories académiques existantes ne peuvent pas expliquer, simplement en raison de leur méthodologie.

L’un des effets curieux des deux guerres mondiales du siècle écoulé, et en particulier de l’émergence d’armes extraordinairement puissantes que possèdent certains pays et dont l’utilisation massive pourrait conduire à la fin de la vie intelligente sur la planète, a été l’importance accrue de l’activité des États en matière de politique étrangère au sens large du terme. L’horreur en face d’une catastrophe militaire éventuelle qui serait universelle et irrémédiable par ses effets, devenait de plus en plus manifeste et a fini par s’ancrer solidement dans l’esprit des gens, tout en plaçant la question de la stabilité internationale au rang de priorité pour le public.

En outre, la guerre à l’échelle industrielle et la mondialisation économique ont contribué à accroître l’importance des questions directement liées aux facteurs externes. Ces derniers ont, dans une certaine mesure, lié le développement et l’existence même de tel ou tel État aux tâches qu’il entreprend sur la scène internationale. Cela a été particulièrement vrai pour les pays de petite et moyenne taille, pour lesquels le monde actuel est trop infesté de « requins » pour qu’ils puissent mener une existence pleinement indépendante. Mais même dans le cas des grandes puissances, les questions de politique étrangère sont devenues si importantes au cours du siècle dernier qu’elles sont passées presque au même plan que les problèmes nationaux.

L’Occident aime la démocratie… tant que ses résultats lui plaisent

Bien plus, l’économie de marché désormais universelle et l’ouverture relative ont véritablement réduit la capacité des différents gouvernements à déterminer pleinement et de manière autonome les paramètres du développement national. Cela a renforcé l’idée selon laquelle le succès ou l’échec d’un pays dans sa mission cruciale d’assurer le bien-être de ses citoyens, se décidera à travers son intégration dans le système mondial, qui résoudra par elle-même la majorité des problèmes. L’expansion inouïe du point de vue historique de l’appareil diplomatique et, en général, des institutions gérant les relations extérieures en est devenue une conséquence pratique. Un très grand nombre de fonctionnaires imprégnés du sentiment de l’importance de leur travail et de leur métier sont dorénavant responsables des affaires étrangères de leurs pays.

Le système mondial des États a évolué vers le modèle médiéval européen

Dans ce sens, le système mondial des États a en effet évolué vers le modèle médiéval européen selon lequel le gouvernement ne pouvait intervenir que faiblement dans la vie quotidienne de ses sujets, en particulier dans la vie spirituelle, et était heureux de se soucier uniquement des missions de politique étrangère.

Seules les puissances qui ont préservé au maximum la priorité du national sur le global pouvaient se permettre de garder leur souveraineté au sens traditionnel du terme. Ce sont tout d’abord les États-Unis, dont la priorité de la politique intérieure sur la politique étrangère est progressivement devenue une caractéristique unique, qui a distingué cette superpuissance de tous les autres pays du monde. Cependant, cet ordre qui autrefois convenait à tous, commence à être défaillant.

Problèmes globaux, solutions nationales

Les premiers signes que nous allons vers quelque chose de complètement nouveau sont venus avec l’émergence des problèmes « universels » tels que les différentes manifestations du changement climatique, Internet, la révolution de l’information et l’intelligence artificielle. Il y a environ dix ou quinze ans, feu Henry Kissinger était le premier des grands penseurs de notre époque à énoncer que «les problèmes sont globaux mais leur résolution se fait à l’échelle nationale». Cet homme politique éminent voulait attirer l’attention sur le fait que la communauté internationale n’était pas prête à élaborer des approches intégrées pour résoudre les problèmes qui affectent chacun.

Les pays riches, pauvres et en voie de développement n’ont pas été en mesure de prendre des décisions basées sur une stratégie visant à minimiser les pertes de chacun tout en garantissant un bien-être relatif pour tous. L’exemple le plus frappant est le développement de la coopération internationale en matière de changement climatique. En l’espace de quelques années, il a évolué en une série de transactions entre les États basées sur les intérêts de leurs entreprises et les préférences gouvernementales qui en découlent ou, comme dans le cas de la Russie, dont la politique publique dans ce domaine est scientifiquement fondée et prend en considération les intérêts économiques nationaux. Ainsi, même durant la période de la prédominance de l’Occident dans les affaires internationales et en fait à cause de cela, les États ont échoué à créer un programme intégral « supranational » pour braver les conséquences d’un phénomène qui menace de déstabiliser gravement certaines régions.    

La disparition graduelle des «classes moyennes» occidentales

Néanmoins, le problème ne se réduit pas à ces questions qui sont devenues d’actualité, notamment à l’issue des changements et des progrès technologiques récents de l’humanité. L’enjeu le plus important est le creusement des inégalités, dont une manifestation concrète a été la baisse des revenus de vastes couches de la population et la disparition graduelle du phénomène de « classe moyenne » dans la plupart des pays occidentaux.

Donald Trump le 24 février en Caroline du Sud.

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Le problème a été le plus prononcé pendant la pandémie de COVID-19 quand les couches de la société les plus démunies ont souffert le plus. Aux États-Unis, cela a entraîné d’énormes pertes humaines dont personne ne s’est vraiment soucié, en raison des particularités de la structure socio-économique. En Russie et dans la plupart des autres pays d’Europe, la mortalité due au COVID-19 s’est ajoutée aux coûts déjà énormes de divers types de programmes sociaux et de soins de santé. Grâce au travail intense mené par les États afin d’atténuer les effets immédiats de la crise de 2008-2009 et de la pandémie de 2020-2022 tout en poursuivant des mesures pour stabiliser les budgets, la plus grande préoccupation est désormais l’avenir des programmes sociaux sur lesquels reposait l’assistance sociale au cours du XXe siècle et qui ont été la source du bien être de la vaste classe moyenne.

Un mode de vie qui était au centre l’économie moderne s’effondre

Mais cela mènera bientôt à une crise générale du système dont la stabilité a été assurée par la classe moyenne qui s’appuyait sur son épargne. Ainsi, nous assisterons à un déclin général de la base économique qui garantissait le consentement des citoyens à l’ordre politique national existant. Cela s’applique principalement aux pays occidentaux mais la Russie ne sera pas épargnée des conséquences négatives de l’effondrement d’un mode de vie qui a été au centre de l’économie moderne globale et qui assurait la légitimité de l’intervention de l’État dans le libre marché. D’autant plus que les conséquences de la mondialisation de l’information telles qu’une certaine perte de contrôle sur la vie des sujets n’ont pas disparu. Même la Chine où la politique étatique de l’information est la plus cohérente et répond aux objectifs du gouvernement et des élites, est confrontée à ce problème.

En conséquence les États doivent se concentrer de plus en plus sur les tâches opérationnelles comme par exemple le maintien de la paix sociale parmi leurs citoyens. Quant aux puissances internationales en pleine croissance comme la Chine ou l’Inde, rien que leurs caractéristiques démographiques placent les questions nationales au sommet de l’agenda. En résultat, la politique étrangère passe au second plan et est considérée uniquement dans un contexte de lutte interne pour l’unité (la Russie, la Chine, l’Inde) et pour la conservation du pouvoir par les élites qui sont devenues pratiquement inamovibles au cours des dernières décennies (États-Unis et principaux pays européens).

Ce processus a deux implications intéressantes aux niveaux théorique et pratique.

Premièrement, il existe un désarroi grandissant parmi ceux dont le métier consiste à analyser la politique internationale. Dans ses récents articles, l’un des plus éminents représentants américains de l’école de pensée néoréaliste, Stephen Walt, pointe du doigt de manière acrimonieuse la manière dont les décisions en matière de politique étrangère du gouvernement américain s’écartent de la logique de la vie internationale. Il n’est pas rare également d’entendre les critiques d’analystes russes sur le fait que la politique en tant que telle est dominée par la seule rationalité de la politique étrangère.

Deuxièmement, il existe un risque purement pratique que les gouvernements préoccupés par leurs problèmes nationaux délaisseront les problèmes internationaux qui restent fondamentaux. Jusqu’à présent, les principales puissances nucléaires se sont montrées capables de prendre soin de la survie de l’humanité en dépit de quelques glissements quant à leurs propres priorités. On soupçonne cependant qu’il ne serait pas sérieux de fonder tous les espoirs uniquement sur la sagesse de nos dirigeants.

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