Washington a annoncé un vaste plan d'investissements et réaffirmé son intérêt pour le continent africain, sans faire mystère de sa volonté de contrecarrer l'influence «malveillante» de la Russie qui a déjà noué une série de partenariats sur place.
Les Etats-Unis ont décidé de dérouler le tapis rouge en accueillant à Washington des dizaines de dirigeants africains, à l’occasion d’un sommet de trois jours, le second du genre après celui qui avait été organisé en 2014 sous la présidence de Barack Obama. Cette rencontre est censée relancer les relations des Etats-Unis avec le continent africain, laissées en suspens par l’ancien président Donald Trump.
Des dollars distribués indépendamment de l’attitude des pays africains face au conflit ukrainien, assure Washington
Cette offensive de charme pour séduire des partenaires africains parfois réticents s’appuie sur une généreuse enveloppe puisque la Maison Blanche s’est dit prête à consacrer «55 milliards de dollars sur trois ans». Ces fonds seraient en particulier consacrés à la santé et à la réponse au changement climatique, d’après Jake Sullivan, conseiller de Joe Biden, annonçant que la répartition exacte serait dévoilée dans les jours à venir. «Si vous comparez ce que les Etats-Unis promettent pendant les trois prochaines années avec ce que d’autres pays promettent, je pense que la comparaison nous est très favorable», s’est-il félicité.
Il a aussi assuré que ces financements, et plus généralement l’engagement américain, ne dépendraient pas de l’attitude des pays africains face au conflit ukrainien, alors que nombre d’entre eux ont refusé de condamner ouvertement l’offensive militaire russe. «Nous ne mettons de pistolet sur la tempe de personne» à ce sujet, a ainsi affirmé le conseiller du président démocrate.
Joe Biden, qui ne s’est pas encore rendu en Afrique subsaharienne depuis le début de son mandat, interviendra devant le sommet les 14 et 15 décembre. Il y plaidera en faveur d’un rôle accru pour l’Afrique sur la scène internationale, sous la forme d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Il devrait également soutenir une représentation formelle de l’Union africaine (UA) au sein du G20.
Interrogé sur la présence à Washington de nombreux dirigeants très critiqués par les organisations de défense des droits humains – par exemple les présidents égyptien Abdel Fattah al-Sissi et tunisien Kaïs Saied, ou encore le président de Guinée équatoriale Teodoro Obiang Nguema Mbasogo (au pouvoir depuis 43 ans), quelques jours après que les Etats-Unis ont qualifié sa réélection de «simulacre» –, la Maison blanche a fait valoir que les Etats-Unis avaient tenu à organiser le sommet en «étroite coordination» avec l’UA.
Les Etats-Unis ont donc invité tous les pays membres de l’UA et en «bons rapports» avec eux, excluant de ce fait le Burkina Faso, la Guinée, le Mali et le Soudan. L’Erythrée, avec laquelle la première puissance mondiale n’a pas de relations diplomatiques, ne figurait pas sur la liste des invités. Le Tchad, en revanche, a été convié puisqu’il n’est pas sous sanctions de l’organisation continentale, malgré la répression de manifestations dirigées contre le maintien au pouvoir de Mahamat Idriss Déby.
Les «progrès démocratiques» toujours scrutés par Washington
Les investissements, le changement climatique, la sécurité alimentaire du continent – mise en péril par la poursuite du conflit en Ukraine – ou encore les relations commerciales et la «bonne gouvernance», ainsi que le rôle de la société civile, seront au centre de la rencontre. La diplomatie américaine a indiqué en amont du sommet s’attendre à une «discussion robuste» sur l’African Growth Opportunities Act, une loi adoptée en 2000 qui vise à faciliter les exportations africaines vers les Etats-Unis par le biais de réductions de taxes à l’importation, réductions conditionnées aux «progrès démocratiques» accomplis par les pays. Ce texte, en vertu duquel ont été exclus l’Ethiopie, la Guinée le Mali et plus récemment le Burkina Faso en raison des coups d’Etat militaires récents dans ce pays, arrive à échéance en 2025.
Les Etats-Unis chercheraient à être «le partenaire envers lequel on se tourne en premier» en Afrique, a souligné le porte-parole du département d’Etat, Ned Price, rappelant la tournée sur ce continent d’Antony Blinken en août 2021. «En août de cette année, les Etats-Unis ont émis une stratégie pour l’Afrique », a expliqué à RFI Paul-Simon Handy, directeur du bureau de l’institut d’études et de sécurité à Addis-Abeba. Selon ce chercheur, «pour la première fois, on voit les Etats-Unis se projeter, définir des intérêts stratégiques en Afrique, développant une vision qui va au-delà des intérêts de stabilité à court terme», ce qui avait été jusqu’à présent «le crédo des Etats-Unis, comme de plusieurs pays occidentaux, européens en particulier, en Afrique». Dans le document en question, les Etats-Unis mettent en avant le rôle considérable que devrait jouer l’Afrique à l’avenir : forte d’une démographie dynamique et de ressources en métaux et minerais, elle pèse près de 30 % des voix à l’ONU, souligne cette analyse.
Les activités «malveillantes» de la Russie à nouveau dans le viseur
Dès le premier jour du sommet, les Etats-Unis ont dénoncé «l’influence déstabilisatrice» de la Chine et de la Russie en Afrique. S’exprimant lors d’un forum sur la sécurité en présence de plusieurs dirigeants africains, le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin a d’emblée assuré que «la Chine étend son empreinte sur le continent quotidiennement […] et cela pourrait avoir un effet déstabilisateur, si ce n’est pas déjà le cas». Quant à la Russie, elle «continue d’envoyer des armes à bas prix et des mercenaires» à travers le continent, a-t-il affirmé.
La présentation de ces nouveaux axes stratégiques semble avoir été mûrement réfléchie, puisque la Chambre des représentants américain a validé, dès avril 2022, une initiative relative à la lutte «contre les activités russes malveillantes en Afrique». Lesdites «activités malveillantes» viseraient à «mettre à mal les objectifs et les intérêts des Etats-Unis», et doivent, selon ses initiateurs, susciter une réaction américaine afin de surveiller de près les actions du gouvernement russe et de ses «supplétifs», notamment les sociétés militaires privées, Wagner étant clairement dans le collimateur. Le texte fixait ainsi l’objectif de contrer ces activités, notamment par le biais des programmes américains d’aide extérieure, donnant ainsi mandat à Anthony Blinken pour sa tournée africaine en août et faisant écho à l’enveloppe de 55 milliards de dollars annoncée le 12 décembre par Washington.
Washington empêche les Etats de «choisir librement leurs partenaires», dénonce l’ambassade de Russie aux Etats-Unis
Le texte a été présenté au Congrès début décembre 2022 dans une version élargie, puisqu’il porte sur «les activités malveillantes de la Russie dans le monde», ajoutant l’Amérique latine et le Moyen-Orient au périmètre. Il a attiré l’attention de l’ambassade de Russie aux Etats-Unis qui a dénoncé le 12 décembre un projet de loi traduisant une «démarche anti-russe» et qui «contredit le droit international». Plus globalement, il s’agit selon la représentation russe d’une tentative d’imposer la volonté américaine à des Etats souverains, en «sapant la possibilité des Etats de l’Afrique, de l’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’autres régions de choisir librement leurs partenaires».
Selon l’ambassade, la présentation de ce nouveau projet de loi à la veille du sommet Etats-Unis-Afrique révèle «les véritables intentions de Washington à l’égard des pays en voie de développement», et témoigne de «la volonté effrénée des cercles politiques américains d’isoler la Russie». Le volontarisme affiché par Washington à l’égard du continent africain reflèterait ainsi le refus de «reconnaître l’évidence», à savoir que «le monde n’est pas américano-centré», mais au contraire multipolaire. Cependant, «les tentatives de nuire à notre pays sont vouées à l’échec», assure le communiqué de l’ambassade.
Outre ce projet de loi incriminé par les diplomates russes, le Département d’Etat a d’ailleurs consacré plusieurs notes à la «désinformation russe» en Afrique qui s’appuie, selon lui, sur plusieurs relais, dont le panafricaniste Kémi Séba.
Les succès de la Russie en Afrique préoccupent l’Occident
Malgré les déclarations des responsables américains, les nouvelles orientations de Washington peuvent difficilement être décorrélées du conflit ukrainien et des votes à l’ONU sur le sujet. Davantage préoccupés par la sécurité alimentaire du continent que par la défense de l’Ukraine, une série de pays s’est en effet abstenu lors des votes portant sur les sanctions antirusses. Parmi ces absentions, celles du Sénégal avait créé la surprise en Occident en mars, lors du vote d’une résolution exigeant «que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine».
Fin mai, le président sénégalais Macky Sall, également à la tête de l’Union africaine, avait expliqué au chancelier allemand Olaf Scholz à Dakar que le conflit «affect[ait]» les Africains, tout en soulignant qu’il se déroulait «sur un autre continent». En juin, le même Macky Sall avait rencontré le président russe Vladimir Poutine pour discuter de la sécurité alimentaire du continent à un moment où l’accord céréalier entre Kiev et Moscou n’avait pas encore été validé, et «salué le rôle de la Russie pour l’indépendance des pays africains», en estimant que «ce rôle ne [pouvait] pas être oublié».
En marge du sommet du G20 mi-novembre, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov avait quant à lui souligné la capacité de Moscou, malgré les obstacles et les sanctions, à assurer la stabilité des marchés mondiaux des céréales – du blé en particulier – et des engrais, en précisant que 40 % des volumes avaient été exportés vers les pays africains.
Cependant l’image plutôt positive dont bénéficie Moscou sur le continent ne tient pas qu’au contexte récent : dès 2017, la décision de Vladimir Poutine d’effacer une partie de la dette des pays «les plus pauvres» d’Afrique après des négociations menées à Moscou avec son homologue guinéen, Alpha Condé, avait traduit la volonté des autorités russes de développer un partenariat équilibré. En 2019, la tenue d’un sommet Russie-Afrique à Sotchi a permis d’accentuer ces efforts en direction du continent africain, où Moscou entend s’imposer comme un partenaire alternatif à la Chine ou aux Occidentaux, jouant notamment sur son absence de passé colonial.
A l’occasion du sommet de Sotchi, le dirigeant russe avait déclaré vouloir «au minimum doubler» en cinq ans les échanges commerciaux avec l’Afrique, et souligné que son pays était «résolu à aider et à coopérer avec les pays africains selon les principes de respect et d’égalité des droits». Au-delà de l’armement, secteur dans lequel elle est un important fournisseur de ses alliés historiques, comme l’Algérie, la Russie est notamment présente dans le secteur de l’énergie et des mines. Les entreprises russes Alrosa (mines), Rosatom (nucléaire) ou encore Gazprom, sont ainsi actives dans une dizaine de pays africains à l’instar de l’Angola, du Ghana, de l’Egypte, du Nigéria ou encore du Soudan. Toujours sur le plan économique, le Burkina Faso a, plus récemment, annoncé accorder à la compagnie russe Nordgold le permis d’exploitation d’une nouvelle mine d’or, premier produit d’exportation du pays, devant le coton.
La dimension sécuritaire avait également été abordée à Sotchi alors que le terrorisme sévissait déjà sur le continent, d’où la proposition de renforcer la coopération de la Russie et des pays volontaires dans les domaines militaire et militaro-technique. Cette main tendue a été saisie par plusieurs pays africains : à la suite de la République centrafricaine, qui a signé un accord de coopération dans le domaine militaire avec Moscou dès l’été 2018. Au grand dam de la France, le Mali a, lui, décidé de se séparer de son vieil allié français engagé militairement contre les djihadistes depuis 2013, s’engageant dans une importante coopération avec Moscou. La Russie a ainsi livré plusieurs hélicoptères de combat et des armes et Bamako a accueilli en grand nombre des instructeurs russes, tandis que les pays occidentaux, Paris en tête, ont dénoncé pour leur part le recours du Mali aux services de la société privée Wagner.
L’impopularité de la France s’est récemment étendue au Burkina Faso, où plusieurs manifestations hostiles à Paris se sont tenues, ce qui a amené la France à évoquer fin novembre «une révision de sa stratégie» dans les six mois à venir, ce qui pourrait se traduire par le retrait des forces spéciales qui y sont stationnées, peut-être au profit d’une coopération avec Moscou. Le mécontentement de la France à l’égard de l’influence croissante de Moscou en Afrique a d’ailleurs été exprimé à plusieurs reprises par Emmanuel Macron, qui n’a pas hésité à fustiger en juillet l’«agenda d’influence, néocolonial et impérialiste» qui serait celui de la Russie et de la Chine.
Il s’était attiré une réplique, le 29 juillet, de Sergueï Lavrov, qui avait lui-même effectué une tournée en Afrique et critiqué le discours du chef d’Etat français en affirmant qu’«on pourrait s’attendre à des déclarations plus éthiques de la part des Français», en référence au passé colonial de la France et à la persistance de la «Françafrique» sur le continent. «Si vous regardez la liste des pays que nous avons visités en Afrique – si c’est à cela qu’il a réagi – c’était plutôt offensant pour les Etats africains qui continuent, malgré tout, à développer systématiquement des relations avec la Fédération de Russie», avait poursuivi le ministre russe des Affaires étrangères.
Sans doute conscients de la perte de vitesse de la France en Afrique, les Etats-Unis ont-ils décidé de pallier, une nouvelle fois, les faiblesses de leurs alliés ? Les annonces de Joe Biden à l’occasion du sommet permettront de mieux cerner la stratégie de «contre» qu’entend déployer Washington. La compétition en Afrique concerne d’ailleurs, comme l’avait rappelé Vladimir Poutine en 2019 en se prononçant pour une «concurrence civilisée» sur le continent, l’Inde, la Turquie, les Etats du Golfe, le Japon, la Corée du Sud, Israël ou encore le Brésil.
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