Alors que l'attention de Bruxelles est absorbée par Kiev, les Européens manifestent leur mécontentement, leur niveau de vie étant en chute libre.
Cet article a été initialement publié sur RT International par Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs, président du Conseil de politique extérieure et de défense, directeur scientifique du club de discussion «Valdaï».
Le 8 février, l’Union européenne tiendra un sommet de haut niveau où elle prévoit de promettre à l’Ukraine son soutien aussi longtemps qu’il le faudra. La Hongrie se cabre mais la résistance de Budapest est limitée. Il est crucial que l’Union européenne, pour des raisons de prestige et pour faire preuve d’unité stratégique, obtienne la validation du financement de Kiev pour le long terme. Comment les événements vont-ils évoluer, nul ne le sait, mais si jamais quelque chose ne se passe pas comme prévu, il sera toujours possible d’ajuster le plan d’action.
Le sommet de l’UE met en lumière un curieux phénomène – des agendas discordants entre la classe dirigeante européenne et ceux qu’elle gouverne. La question primordiale pour Bruxelles est l’aide à l’Ukraine, tandis qu’au même moment les agriculteurs se déchaînent en France et dans les pays du Benelux, et l’Allemagne est paralysée par une série de grèves. Naturellement, cela n’est pas dû à l’Ukraine mais à la baisse du niveau de vie.
Le Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), une organisation non gouvernementale transnationale influente, a présenté une analyse des sondages d’opinion, afin de servir de base pour pronostiquer l’issue des prochaines élections au Parlement européen prévues ce printemps. Une parenthèse s’impose : ce n’est pas le Parlement européen qui définit la politique et les perspectives du Vieux Monde. Quelles que soient les personnes élues, il n’y aura pas de révolution.
Cependant, la spécificité d’un organe représentatif paneuropéen est telle que les citoyens, comme on le disait chez nous à une époque, votent avec le cœur et pas avec le porte-monnaie, comme c’est le cas lors des élections aux parlements nationaux. Le bien-être des électeurs dépend directement du professionnalisme et du bon sens des parlementaires nationaux ; ceci explique pourquoi les candidats expérimentés passent souvent devant ceux qui sont brillants. Étant donné que les décisions d’un député européen ne changent rien à la vie des Européens lambdas, ils peuvent donc se laisser aller et envoyer à l’Olympe celui qui touche vraiment le cœur sans craindre de ne plus arriver à joindre les deux bouts. En d’autres termes, le scrutin au Parlement européen est un bon indicateur de l’humeur des gens.
Virage à droite des électeurs
Les auteurs de l’étude s’attendent à ce que le vote de juin marque un virage serré à droite des électeurs, penchant principalement vers des partis d’extrême droite, qu’il convient de qualifier de populistes, et non vers des conservateurs modérés. Beaucoup d’entre eux appartiennent à la catégorie des eurosceptiques. À en croire les prévisions, les mouvements de cette nature seront en tête dans neuf pays de l’UE et renforceront considérablement leurs positions dans neuf autres. Au sein du Parlement européen, une première depuis 45 ans de campagnes électorales, une majorité de droite est en train de se profiler allant des démocrates-chrétiens et des conservateurs classiques aux nationalistes radicaux. Cela ne signifie pas pour autant qu’un «bloc de droite indestructible» se met en place puisqu’il est peu probable que les modérés coopèrent étroitement avec les extrêmes. Mais le virage de la population vers la droite est indéniable.
Ce virage vers la droite témoigne de la déception à l’égard d’un establishment, qui malgré une multitude d’événements sociaux et politiques impressionnants, n’a été que très peu renouvelé au cours des trois dernières décennies. Après la Guerre froide s’est produit un recentrage de tous les programmes des partis. Auparavant, les courants bien définis des socialistes, des conservateurs et des libéraux n’étaient peut-être pas antagonistes mais présentaient des approches différentes, alors qu’à présent ils ont tous intégré le courant dominant.
Tant que la population profitait des fruits de la globalisation et que les responsables politiques arrivaient à leur expliquer clairement en quoi les nouvelles démarches d’intégration leur étaient bénéfiques, attaquer l’establishment était réservé aux marginaux
L’intégration européenne multipliée par le processus global de mondialisation a presque réduit à néant la diversité des lignes politiques. Celles-ci étaient de plus en plus déterminées par des cadres structurels externes et les décisions étaient de plus en plus souvent prises au niveau supranational, à l’échelon supérieur aux gouvernements nationaux. Et la capacité des chefs d’État à répondre aux aspirations de leurs peuples dépendait de leur aptitude à travailler, non pas tellement avec leurs populations mais surtout avec l’échelon de pouvoir au-dessus, en négociant des concessions et des privilèges avec un Bruxelles collectif.
Tant que la population profitait des fruits de la globalisation et que les responsables politiques arrivaient à leur expliquer clairement en quoi les nouvelles démarches d’intégration leur étaient bénéfiques, attaquer l’establishment était réservé aux marginaux. Cependant, la crise des systèmes globaux, qui a commencé à se manifester sous différentes formes à partir du milieu des années 2000, a changé l’évolution des choses au sein des sociétés. C’est à cette période que remonte l’émergence et l’essor du concept de «populisme» comme on le perçoit aujourd’hui – une entité de forces et d’attitudes opposées au «bon» ordre social et politique.
Le populisme comme appel adressé aux masses populaires contre les élites qui ont usurpé le pouvoir est un phénomène ancien. Mais au début du XXIe siècle, ces mêmes élites – en pleine conformité avec l’esprit de la «fin de l’histoire» – se sont mises à promouvoir leur vision comme la seule véridique et possible. En conséquence, ceux qui s’y opposent sont soit dans l’erreur soit consciemment nocifs (ils chantent «d’une autre voix»). Ainsi, l’opposition au populisme s’est tournée en un antagonisme politique féroce.
C’est à ce moment-là que surgit une contradiction dangereuse pour l’UE. La «mauvaise» ligne, même si elle est considérée comme telle, résonne de plus en plus avec les préoccupations des Européens «sur le terrain» – de l’immigration jusqu’aux problèmes économiques liés au refus des sources d’énergie traditionnelles. Et la «bonne», qui a pour but d’accomplir les engagements géopolitiques de l’Europe, ne semble pas être une priorité aux yeux d’une partie croissante de la population. D’autant plus que ces engagements géopolitiques supposent pour l’UE un rôle de vassal dans le groupe atlantique, c’est-à-dire qu’ils sont formulés à l’extérieur.
Jusqu’à présent, la majorité européenne, non sans peine, promeut rigoureusement son agenda. Mais à en croire les résultats du sondage cité plus haut, cela ne peut pas durer éternellement.
L’Europe pourrait donc faire face à de nouvelles perturbations.
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