En ignorant les aspirations des pays du Golfe, Washington a poussé les monarchies arabes à chercher des partenariats plus bénéfiques, estime Mourad Sadygzade. Analyse.
Cet article a été initialement publié par RT en langue anglaise par Mourad Sadygzade, président du Centre d’études du Moyen-Orient, professeur invité à l’École des hautes études en sciences économiques (Moscou).
Vladimir Poutine s’est rendu pour une visite de travail d’une journée aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite, surprenant beaucoup par son caractère inattendu et provoquant une discussion animée sur le mythe de l’isolement de Moscou après le lancement de l’opération militaire spéciale en Ukraine. Bien qu’il ne s’agisse que d’une visite de travail, le président russe a reçu un accueil tout en cérémonie digne d’une visite d’État.
Vladimir Poutine s’est entretenu avec le président émirati, le cheikh Mohammed ben Zayed Al Nahyane, à Abou Dhabi. Les deux chefs d’État ont discuté de la coopération économique entre la Russie et les Émirats arabes unis, notamment dans les secteur pétrolier et gazier. Ils ont échangé leurs opinions concernant la situation actuelle sur les points chauds de la planète, notamment dans le cadre du conflit israélo-palestinien. Lors de la réunion avec le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, les deux parties ont convenu d’étendre la coopération dans plusieurs domaines : de l’industrie pétrolière et gazière avec le secteur énergétique aux géosciences et aux recherches environnementales. Les deux dirigeants ont également abordé les questions de la sécurité alimentaire, des technologies, de la justice, du tourisme, des sports, de l’éducation et bien d’autres sujets encore.
Après son retour à Moscou, le président Poutine a également rencontré le prince héritier d’Oman, Theyazin ben Haïtham, pour aborder les perspectives de coopération dans les domaines de l’énergie, du tourisme et de l’investissement. Le prince héritier a souligné l’intérêt d’Oman pour investir dans l’économie russe et a parlé de «la nécessité de mettre fin à l’ordre mondial actuel injuste et à la domination occidentale, ainsi que de construire un nouvel ordre mondial plus juste, avec des relations économiques sans double standard».
Plus tard cette semaine-là, les 8 et 9 décembre, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a participé aux travaux du 14e Forum international sur la paix et la sécurité Sir Bani Yas à Abou Dhabi. Le 10 décembre, il a pris part au 21e Forum de Doha au Qatar qui a confirmé l’intérêt des pays de la région pour les opinions et les points de vue alternatifs à ceux de l’Occident.
Les visites du président Poutine témoignent clairement du rapprochement progressif entre la Russie et les monarchies du Golfe.
Les visites du président Poutine aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite témoignent clairement du rapprochement progressif entre la Russie et les monarchies du Golfe. Ces pays, depuis longtemps proches alliés des États-Unis, se tournent davantage vers la Russie pour contrebalancer l’hégémonie américaine au Moyen-Orient. Ils indiquent que le monde devient de plus en plus multipolaire et que la Russie joue un plus grand rôle au Moyen-Orient.
Les États-Unis sourds aux aspirations des monarchies arabes
Dans la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO), les monarchies du golfe Persique sont traditionnellement considérées comme des alliées de l’Amérique, mais ces relations se dégradent rapidement. Derrière cette discorde systémique, il y a la politique étrangère de Washington et l’agressivité avec laquelle la superpuissance en déclin exerce son hégémonie.
Même pendant le Printemps arabe, l’administration de l’ancien président Barack Obama a soutenu les mouvements révolutionnaires au Moyen-Orient, sans tenir compte des craintes des alliés américains dont la plupart, à l’exception du Qatar, considéraient ces mouvements comme une menace. Les élites des pays du Golfe ont compris pour la première fois le caractère destructeur de la politique américaine qui ne prenait pas en compte les intérêts de ses alliés. Washington a considéré ces pays comme un moyen d’atteindre ses propres objectifs égoïstes, les traitant comme des républiques bananières plutôt que comme des membres égaux de la communauté internationale.
La rhétorique anti-iranienne et l’accent mis sur la coopération avec les pays arabes dans les domaines de l’économie et de la défense sous l’administration républicaine de Donald Trump ont apaisé la situation. Pour sa première visite post-électorale, le président Trump s’est rendu en Arabie saoudite où il s’est entretenu avec les dirigeants des monarchies arabes et a non seulement réussi à conclure des accords économiques mutuellement bénéfiques, mais a également proposé de créer un système de sécurité commun qualifié d’«OTAN arabe». Il a rapproché Israël de plusieurs pays arabes dans le cadre des accords d’Abraham, démontrant des succès diplomatiques et politiques.
Les relations des États-Unis avec leurs alliés dans la région semblaient de nouveau sur les rails, mais la victoire de Joe Biden et l’arrivée des démocrates au pouvoir ont brisé ces rêves. Washington a commencé à exercer une pression intense sur les monarchies du Golfe, gelant les contrats de vente d’armes conclus sous Donald Trump et critiquant publiquement ces pays pour les «violations des droits de l’homme» et le «manque de démocratie». Les hommes politiques aux États-Unis ne comprenaient pas ou ne voulaient pas prendre en considération les aspirations des élites régionales, essayant de leur dicter des conditions favorables aux États-Unis, tant en termes d’approvisionnement en pétrole que de ventes d’armes.
Les États-Unis ont intensifié la pression sur les pays de la région, les incitant à s’associer aux sanctions antirusses à leur propre détriment.
Dans le même temps, les six monarchies arabes du golfe Persique – l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar, le Koweït, Oman et Bahreïn – sont les pays les plus prospères économiquement de tout le Moyen-Orient. Ils ont accumulé des ressources financières considérables grâce aux exportations énergétiques et au pragmatisme de leurs politiques. Aujourd’hui, dans ces pays, une nouvelle élite est apparue : le cercle étroit des monarques. Ces «nouveaux décisionnaires» se concentrent sur le développement de leurs pays et la défense de leurs intérêts nationaux.
La nouvelle réalité est que les monarchies arabes ne sont plus des alliés inconditionnels des États-Unis. Elles sont prêtes à défendre leurs intérêts, même si cela implique de coopérer avec d’autres puissances, y compris la Russie. Bien entendu, ces relations ne seront pas idéales. La Russie et les pays du Golfe ont des intérêts et des visions du monde différents. Toutefois, la coopération entre eux est possible et pourrait instaurer un nouvel équilibre des forces au Moyen-Orient.
L’opération russe en Ukraine a causé la chute de l’ancien ordre mondial
Le lancement par la Russie de son opération militaire spéciale en Ukraine a marqué un tournant. Les États-Unis ont intensifié la pression sur les pays de la région, les incitant à s’associer aux sanctions antirusses à leur propre détriment. Les monarchies arabes ont pourtant ignoré ces demandes, comprenant qu’à l’origine du conflit ukrainien se trouvait la volonté de Washington de renforcer son hégémonie en nuisant à la Russie. En outre, Moscou a réussi à présenter l’idée attirante de la formation d’un nouvel ordre mondial juste qui répondrait aux aspirations de la plus grande partie du monde, y compris des monarchies arabes du golfe Persique.
Les alliés traditionnels des États-Unis dans la région ont choisi non seulement de ne pas adhérer aux sanctions antirusses mais aussi d’adopter une position de «neutralité positive». Par exemple, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont continué à coordonner leurs efforts avec la Russie dans le cadre des accords de l’Opep+ visant à stabiliser les prix mondiaux du pétrole. Malgré les exigences que Washington a répétées en forme d’ultimatum que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis augmentent leur production de pétrole pour faire baisser les prix, d’autres pays de la région ont également maintenu des liens politiques et économiques avec Moscou, ne s’opposant pas aux États-Unis mais protégeant plutôt leurs intérêts nationaux.
Cette ligne politique des monarchies du Golfe agace profondément Washington mais les erreurs stratégiques américaines ne lui permettent pas de rectifier la situation actuelle. Pour les États-Unis, ces dernières années représentent un échec total de leur politique au Moyen-Orient. Ainsi, grâce aux efforts diplomatiques déployés par Moscou, la Syrie a rejoint la Ligue arabe, normalisé ses relations avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et d’autres pays clés de la région. Plus tard, la réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran a débuté avec la Chine comme médiateur. Le président turc Recep Tayyip Erdogan, que les démocrates n’aiment pas, a également normalisé les relations avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Israël et l’Égypte.
Les monarchies arabes en sont principalement arrivées à l’idée de «régionalisation»
Les monarchies arabes en sont principalement arrivées à l’idée de «régionalisation» qui implique la nécessité d’harmoniser les relations entre les acteurs régionaux et de démarrer un dialogue afin de résoudre les différends entre eux. Le 20e anniversaire de l’invasion américaine de l’Irak, toujours en feu faute de pouvoir établir un État stable, a donné lieu en 2023 à des discussions sur la nécessité de réintégrer l’Irak, la Syrie, le Liban, le Yémen et d’autres pays ravagés par la guerre et les crises au sein de la famille arabe.
Baria Alamuddin, journaliste et présentatrice reconnue au Moyen-Orient, a abordé ce sujet dans un article publié sur le portail Arab News. L’auteur constate que «l’invasion catastrophique de l’Irak a été fondée sur des mensonges et des intentions frauduleuses, perturbant l’équilibre dans la région à tel point que les répercussions se font encore sentir aujourd’hui, surtout après la destruction de la Syrie voisine qui a suivi. Depuis des siècles, l’Irak était le cœur de la civilisation et de la culture arabe. Toutefois, 20 ans après l’invasion et la mort de quelque 500 000 Irakiens, cette pierre angulaire du monde arabe demeure en ruines, malgré ses vastes ressources naturelles».
Alamuddin a également souligné que les dirigeants des pays arabes avaient à plusieurs reprises prévenu l’administration de l’ancien président George Bush des conséquences négatives qu’aurait l’invasion de l’Irak, qui restent non résolues à ce jour. Dans son article, elle cite les propos du ministre saoudien des Affaires étrangères Saoud ben Fayçal qui a déclaré que tous ceux qui pensaient pouvoir contrôler l’Irak se trompaient. Les pays arabes eux-mêmes ont commis une erreur en quittant l’Irak et en arrachant la nation à son centre arabe.
On peut dire que l’opération militaire russe en Ukraine s’est avérée être un puissant accélérateur des processus en cours depuis longtemps dans le monde. Dans ce contexte, les monarchies du Golfe jouent un rôle essentiel : elles sont des acteurs majeurs du Moyen-Orient et peuvent devenir l’un des pôles du nouvel ordre mondial. Toutefois, pour y parvenir, elles doivent s’unir et élaborer une stratégie commune de développement.
Gaza, un souci supplémentaire pour Washington
La dernière escalade en date du conflit israélo-palestinien est un nouveau coup dur porté aux positions américaines dans la région. Le 7 octobre, le Hamas a percé les fortifications israéliennes à la frontière avec Gaza et pris des civils et des militaires en otage. En réponse aux actions du mouvement palestinien, le gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahou a annoncé le début d’une offensive à Gaza dont l’objectif déclaré est d’éliminer le Hamas.
Même avant ces événements, l’administration Biden avait intensifié ses activités diplomatiques au Moyen-Orient en vue des prochaines élections présidentielles. Washington a facilité les négociations à huis clos entre Israël et l’Arabie saoudite, même si les médias ont signalé que Riyad n’était pas satisfait de la position des États-Unis sur le renforcement de la coopération en matière de défense. La conclusion de l’accord sur le développement des liens entre les États-Unis et Bahreïn dans les domaines de la défense et de l’économie a constitué une avancée mineure mais elle n’a pas pu avoir des effets significatifs. Le début du conflit à Gaza a mis un terme à tous ces succès. L’Arabie saoudite s’est retirée des négociations sur la normalisation des relations avec Israël, et Bahreïn a rappelé son ambassadeur et annoncé sa décision de suspendre toute coopération commerciale et économique avec l’État hébreu.
Les États-Unis ne pouvaient pas rester en marge du conflit qui impliquait Israël, leur principal allié dans la région. Mais toutes les tentatives de résolution du conflit sont restées vaines. Les premiers jours du conflit, Antony Blinken, secrétaire d’État américain, s’est rendu sur le terrain, cherchant d’une part à empêcher toute intervention des acteurs régionaux et montrant d’autre part son désir d’éviter que les Israéliens lancent une opération terrestre de grande envergure. Les États-Unis ont déployé des forces militaires considérables dans la région afin de renforcer leur position. Cependant, le problème était que Washington n’a pas réussi à comprendre que les pays de la région eux-mêmes ne souhaitaient pas s’impliquer dans un conflit à grande échelle, et le déploiement des forces américaines n’a fait qu’accroître la frustration à l’égard de la politique américaine au Moyen-Orient.
Comme il était impossible de raisonner le gouvernement du Premier ministre Netanyahou, l’opération terrestre a été lancée. Il ne restait plus à Washington qu’à s’y résigner et à augmenter son soutien militaire à Israël, renforçant ainsi le sentiment anti-américain dans la «rue arabe» face aux actions agressives de l’armée israélienne à Gaza qui provoquent une catastrophe humanitaire et des pertes colossales au sein de la population civile.
L’ancien ordre mondial s’effondre, et les monarques arabes le comprennent.
Le conflit se poursuit et le mécontentement à l’égard des actions israéliennes contre les Palestiniens s’accroît, ce qui entraîne une pression publique sur les dirigeants arabes. Les États-Unis n’ont rien de tangible à proposer, tandis que Moscou mène des discussions actives avec les dirigeants arabes sur un projet de règlement du conflit israélo-palestinien avec la participation des puissances régionales.
L’ancien ordre mondial s’effondre, et les monarques arabes le comprennent. Les pays de la région attendent la mise en place de nouvelles règles de relations internationales qui permettront de protéger les intérêts de ces pays sur la scène mondiale. Les pays arabes ne veulent pas choisir un camp : ils souhaitent établir des relations diversifiées avec tous les pôles de puissance et conduire un dialogue mutuellement bénéfique. Ce genre de politique reste inhérente aux pays arabes depuis leur accession à l’indépendance, et cela ne fait maintenant que se renforcer. La politique rigide des États-Unis force ces pays à reconsidérer leur forte dépendance vis-à-vis de Washington en matière d’économie, de sécurité et de technologie.
Au début des années 2000, dans l’une de ses interviews, le ministre saoudien des Affaires étrangères Saoud ben Fayçal comparait l’idéologie de la politique étrangère de l’Arabie saoudite à l’attitude envers le mariage dans l’islam. Il déclarait que la charia permettait à un musulman pieux d’épouser quatre femmes, tout en traitant chacune sur un pied d’égalité. Il a ainsi évoqué la tendance à la diversification des liens extérieurs qui n’impliquait pas une rupture totale des relations entre Riyad et l’un ou l’autre de ses partenaires.
Les relations entre les monarchies arabes et Washington traversent une «période difficile» qui peut être surmontée par un dialogue ouvert et équitable. L’idée d’un nouvel ordre mondial, qui séduit les pays de la région, implique le renforcement des relations avec certains partenaires sans nuire à d’autres, au profit des intérêts nationaux de chaque nation concernée.
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