Les États-Unis ont essayé d’appliquer à la Russie une stratégie de l’écrasement, sans avoir de ressources supérieures particulières et en sous-estimant aussi bien ses propres capacités que celles de ses alliés. La confrontation sur le plan militaire est entrée dans une phase favorable pour la Russie, selon Andreï Souchentsov, du club Valdaï.
Cet article a été initialement publié sur RT International par Andreï Souchentsov, directeur des programmes du club Valdaï.
Les relations entre la Russie et les États-Unis sont entrées dans une longue phase que l’on peut désigner comme une «longue confrontation». On aurait pu la considérer comme «phase temporaire», si l’interaction même entre Moscou et Washington avait occupé une place toujours centrale dans les affaires du monde, comme à l’époque de la guerre froide par exemple. La confrontation russo-américaine n’est désormais qu’un sujet parmi tant d’autres. Ce qui compte davantage, c’est qu’elle se produit dans des conditions qui ne se réunissent qu’une fois par siècle ou plus – quand il s’agit d’une période où une redistribution structurelle des potentiels militaires et des ressources dans le monde a lieu.
Ce processus n’affecte que partiellement la Russie et les États-Unis. Dans 20 ou 30 ans, les pôles d’activités des industries mondiales et de la consommation dériveront définitivement vers l’Asie, tandis que le pôle mondial économique s’ancrera lui, à la frontière de l’Inde et de la Chine. Dans ce contexte-là, cette longue confrontation russo-américaine restera l’une des forces motrices, mais certainement pas la seule.
Les concurrents des États-Unis comblent leur retard
Pourquoi , selon moi, cette confrontation est-elle partie pour durer ? Bien que les États-Unis soient loin devant les autres, notamment avec leurs ressources naturelles et leurs positions prépondérantes dans des domaines critiques, les concurrents comblent leur retard rapidement. Washington fait face à un environnement international grandissant, qui, de par sa montée en puissance, contrebalance sérieusement l’influence américaine auparavant sans limites.
Les quatre piliers sur lesquels se base la stratégie offensive américaine sont : premièrement, leur puissance militaire qui est toujours à la pointe ; deuxièmement, leur système financier qui est au centre de l’organisation mondiale, avec à disposition une plateforme internationale pour les paiements, ainsi qu’une monnaie convertible ; troisièmement, des positions fortes dans un certain nombre de domaines technologiques ; quatrièmement, une plateforme idéologique avec des valeurs qui, si on les couple aux trois autres points de dominance, constituent ce que l’on peut appeler à titre d’exemple la «pyramide de confiance» propre à la stratégie américaine dans le monde.
Cette pyramide est présente dans les domaines économique et financier ainsi qu’en politique étrangère. La confiance explique le comportement irrationnel de certains États européens, qui, sans avoir mené une analyse de fond sur les conséquences de leurs décisions, comme par exemple au sujet de la crise ukrainienne, sont obligés aujourd’hui, comme on peut le lire dans le journal allemand Der Spiegel, de se poser la question : «Et si les États-Unis ne disposaient pas en réalité d’alliés permanents ?» Les Européens ont fait confiance à la logique offerte par les États-Unis, ils ont formellement «payé» pour l’avoir. Elle prévoyait que l’Occident infligerait une défaite rapide à la Russie tout en libérant une quantité importante de ressources économiques, car en effet les relations avec la Russie auraient été reconstruites sur une toute autre base, de facto plus avantageuse pour l’Union européenne – cela aurait été, d’un point de vue stratégique, jugé comme «performant».
La pensée réaliste se fait rare à Washington
Les États-Unis possèdent une des écoles de pensée stratégique les plus progressistes – l’école classique européenne a reçu un important coup d’accélérateur concernant son développement dans la première partie du XXe siècle, précisément au sein des universités américaines, de la communauté des chercheurs et des cercles d’experts. Des analystes comme Hans Morgenthau, Henry Kissinger et certains autres ressortissants européens avaient eu l’occasion d’exposer leurs idées de manière systémique et de les mettre ensuite en pratique dans la politique étrangère américaine. Cette injection dans la pensée stratégique européenne s’est harmonieusement insérée à la stratégie maritime classique des États-Unis et a porté ses fruits, permettant aux Américains d’atteindre leurs objectifs dans la deuxième moitié du XXe siècle. Cependant, aujourd’hui, nous constatons que cette école stratégique dérape : ceux qui savent réfléchir d’une manière raisonnable, voire réaliste, se retrouvent en minorité au sein de l’establishment. Est-ce le résultat du fait que «le succès leur est monté à la tête», après ce court moment de domination militaire et politique qui ne va probablement pas durer dans le temps ?
Fin 2021, à l’aube de la crise ukrainienne, les États-Unis, à mon avis, ont commis une terrible erreur, en décidant d’appliquer à la Russie une stratégie du pilonnage, voire de l’écrasement, au lieu d’une stratégie de position. Là, il convient de rappeler que l’histoire mondiale a connu deux stratégies militaro-politiques dites classiques, à savoir la stratégie de l’écrasement et la stratégie de position. La première stratégie repose toujours sur une supériorité significative en équipements, en puissance et en idéologie, ainsi que sur la prise de l’initiative et une défaite rapide de l’ennemi. C’est exactement le genre de stratégie qu’a choisi Alexandre le Grand au début de sa campagne militaire : une armée technologiquement développée qui dispose d’équipements militaires de pointe pour cette époque-là conçus par Thèbes, la formation en phalange et d’imposants détachements de cavalerie. Or, ils n’ont subi aucune défaite au cours de la campagne. Seule la confrontation avec des mercenaires grecs d’Athènes, qui avaient recours à la stratégie de position classique, a été un obstacle à la progression des Macédoniens. Mais cette stratégie, en quoi consistait-elle ? Elle consistait à céder l’initiative, à laisser la primeur de l’action à la partie adverse, elle s’appuyait sur la nécessité de mobiliser et de concentrer ses ressources. Elle consistait à échapper au combat décisif pour ne le livrer qu’au moment où on ne peut pas perdre. Avec cette description, on peut reconnaître la stratégie typique de notre pays à travers différentes époques.
Les États-Unis ont essayé d’appliquer à la Russie une stratégie de l’écrasement, sans avoir de ressources supérieures particulières et en sous-estimant aussi bien ses propres capacités que celles de ses alliés dans leur hâte d’atteindre leurs objectifs, à savoir isoler la Russie, insuffler des mouvements de protestations à l’intérieur du pays, briser le soutien du peuple au gouvernement, créer des entraves au front et éventuellement infliger au pays une défaite le plus rapidement possible. La confrontation actuelle sur le plan militaire est entrée dans une phase favorable pour la Russie, c’est-à-dire, une phase de changements radicaux sur le champ de bataille, raison pour laquelle les Américains sont contraints de changer de narratif en invoquant une stratégie de position.
La culture stratégique américaine se caractérise par l’instrumentalisation de leurs alliés
La culture stratégique américaine se caractérise par l’instrumentalisation de leurs alliés, et il se peut qu’à un moment donné, le coût de «détention» de cet actif ukrainien soit en fin de compte trop élevé pour recevoir les dividendes correspondants.
Une publication de Rand Corporation, intitulée «Éviter une guerre longue» et datant de janvier 2023, se montre très explicite à cet égard. Elle précise clairement que l’Occident a déjà tiré profit des avantages que présente la «détention» de l’actif ukrainien, alors que son coût de conservation ne cesse de croître. Mais cela ne veut pas non plus dire que l’Occident arrêtera d’utiliser la stratégie de l’écrasement contre la Russie, en cas de fin du conflit ukrainien soumise à condition par exemple. Pour Washington, Moscou est un des adversaires principaux quand il s’agit d’évoquer la question cruciale du XXIe siècle : l’hégémonie occidentale persistera-t-elle ou le monde se dirigera-t-il vers un système multipolaire plus équilibré ? Tellement peu de personnes s’attendaient à une crise militaire pour résoudre cette question fondamentale ; celle-ci accélère pourtant le cours des événements.
Le drame «Hégémonie ou multipolarité» ne se terminera pas en Ukraine, car de nouveaux foyers de tensions émergeront en Asie, au Proche-Orient et éventuellement dans l’hémisphère ouest où la Russie et les États-Unis seront dans deux camps opposés.
La confrontation entre la Russie et les États-Unis est faite pour durer, même s’il y aura des périodes d’accalmie, dont les États-Unis profiteront pour aborder des questions d’intérêt commun. Quoi qu’il en soit, et en se basant sur l’expérience de la Guerre froide, nous nous rendons compte que la responsabilité quant à la survie de l’humanité est partagée. C’est pourquoi j’évalue le risque potentiel d’une guerre nucléaire comme relativement faible. Un des objectifs de la Russie consiste à créer un réseau de relations avec ceux qui partagent une vision commune et parmi lesquels peuvent même figurer certains États occidentaux. Au fil du temps, ce réseau devra devenir solide et robuste pour pouvoir contenir une activité américaine vivace. La stratégie américaine, en revanche, vise à éteindre les foyers d’autonomie stratégique. C’est ce que Washington a réussi à faire en Europe lors de la première phase de la crise ukrainienne. Cela s’est cependant avéré être leur dernier succès en la matière.
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