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Pourquoi l’Inde ne «lâchera» pas la Russie, par Roland Lombardi

Nos «spécialistes» de plateaux TV nous affirment, depuis le début du conflit en Ukraine, que la Russie est isolée. Des assertions totalement erronées, comme en témoignent les relations de Moscou avec l’Afrique, le monde arabe, la Chine… et l’Inde.

Depuis le début du conflit en Ukraine, nos «spécialistes» de plateaux TV nous affirment que la Russie est isolée. Loin de toute analyse sérieuse et répondant plutôt à de la pure propagande, ces assertions, frisant souvent l’absurde, se révèlent par ailleurs totalement erronées dans les faits. Nous l’avons vu avec l’Afrique, le monde arabe avec notamment l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte et surtout avec les deux autres grands, la Chine et l’Inde. L’occasion ici de revenir sur les relations, plus profondes qu’on ne le pense, entre Moscou et Delhi…

Durant près de 70 ans, après l’indépendance de l’Inde en 1948, le parti du Congrès – celui de Nehru et de sa famille avec Indira et Rajiv Gandhi, sans aucun lien avec le célèbre Mahatma (la grande âme) Gandhi –, socialiste et étatiste, a maintenu le pays sur une ligne tiers-mondiste et non-alignée, distante des Occidentaux mais plutôt proche de l’Union soviétique.

Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021).

Depuis 2014 et sa victoire sur un parti du Congrès vieillissant, l’ultra-nationaliste Narendra Modi et le BJP (Bharatiya Janata Party, «parti indien du peuple») sont au pouvoir. Ils ont orienté avec succès le pays jusqu’en 2020 sur une voie économique «libérale» et sur la mondialisation. Les conséquences de la pandémie du Covid ont été désastreuses pour le pays, tant sur le plan économique que sanitaire. Le sulfureux «populiste» Modi a très mauvaise presse dans les chancelleries et les intelligentsias occidentales. Circonstances aggravantes, sa législation hindouiste, l’hindutva – littéralement «l’Inde aux hindous» (les hindous représentent 80% de la population en Inde) – de 2019 a accentué la marginalisation des musulmans et entraîné plusieurs attaques contre des mosquées. En Inde, les musulmans représentent 14% de la population et avec 172 millions d’âmes, le pays possède la plus grande population musulmane de la planète après l’Indonésie. Depuis plusieurs décennies, Delhi est confrontée au terrorisme islamiste issu de sa communauté musulmane (travaillée depuis longtemps par les services spéciaux d’Islamabad) et principalement dans la région transfrontalière du Pakistan et au Cachemire. L’une des attaques les plus spectaculaires fut celle de Bombay en novembre 2008. Elle fit 188 morts (dont 26 ressortissants étrangers) et plus de 300 blessés.

Si l’on ajoute à cela la révocation brutale en 2019 de l’autonomie du Cachemire et la répression féroce des Cachemiris, on ne peut que constater une tension intercommunautaire toujours plus prégnante.

De toute évidence, la république indienne actuelle n’est plus l’Inde de Nehru et surtout, du vieux sage Gandhi, l’homme au célèbre pagne et grand théoricien de la «non-violence». Ce dernier fut assassiné en 1948 par un hindou nationaliste membre d’un groupe extrémiste et lointain ancêtre du BJP.

L’Inde, le futur géant démographique du monde

Aujourd’hui, l’Inde est le deuxième pays le plus peuplé du monde, après la Chine, avec 1,25 milliard d’habitants. Dans moins d’une dizaine d’années, elle devrait dépasser l’Empire du milieu pour devenir le premier géant démographique du monde.

Sa participation aux réunions des BRICS et du G20, sa présence (avec ses rivaux pakistanais et chinois) au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) – «alliance» politico-économique visant à contrebalancer l’hégémonie américaine –, initiée en 2001 par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan (rejoints par l’Iran en 2021), ne font pour autant pas encore de ce pays un acteur majeur des relations internationales. Même si certains spécialistes prédisent sa future intégration au Conseil de sécurité de l’ONU, celle-ci n’est pas pour demain. En dépit d’une importante diaspora performante et dynamique, en Grande-Bretagne, en Afrique mais surtout sur la côte est des États-Unis et en Asie (environ 15 millions d’expatriés), elle demeure toujours très en retard par rapport à l’avance extraordinaire de Pékin en termes de compétitivité, d’influence, de lobbying et surtout de «conquêtes» financières et commerciales. Or, certains stratèges occidentaux ont émis l’idée que l’Inde pourrait devenir une alternative séduisante pour contrecarrer les ambitions agressives, tentaculaires et mondiales chinoises.

Le ministre indien des Affaires étrangères indien Subrahmanyam Jaishankar à Moscou, le 8 novembre 2022.

A Moscou, le chef de la diplomatie indienne se félicite du partenariat énergétique avec la Russie

Sur le plan géostratégique, la surveillance océanique de l’océan Indien et l’objectif de ne pas laisser Pékin prédominer jusqu’à l’Afrique la zone indo-pacifique via ses nouvelles routes de la soie sont loin d’être négligeables. L’avenir n’étant jamais certain, s’allier également avec la quatrième puissance militaire mondiale est un avantage.

L’idée d’une sorte d’«alliance inter-civilisationnelle huntingtonienne» avait d’ailleurs séduit Donald Trump. La personnalité sulfureuse de Modi présenté comme son alter ego indien a plu à l’ancien locataire de la Maison-Blanche. Irrité et lassé par la mansuétude de ses prédécesseurs envers un allié pakistanais jouant un double-jeu avec l’islamisme, le président américain avait entrepris un basculement stratégique avec l’Inde dont les relations avec Washington ont été longtemps tendues. D’où les rencontres historiques et chaleureuses entre les deux chefs d’État en 2020 afin de sceller le renforcement de leurs liens commerciaux et militaires dans le cadre du containment de la Chine et de la guerre commerciale initiée contre les Chinois par le 45e président américain.

Évidemment, Modi est loin d’être le parangon du leader démocrate pour les progressistes et idéologues de l’administration Biden. Or ce dernier, malgré ses beaux discours moralisateurs, a été forcé depuis deux ans de revenir toujours à chaque fois et sur tous les dossiers, à la politique réaliste de Trump, sans pour autant parvenir, on l’a vu, à diviser Delhi et Moscou sur le dossier ukrainien…

Inde/Russie, une vieille et solide alliance

Car comme la Russie, l’Inde a un lourd passif historique avec la Chine, alliée du Pakistan. À l’instar du conflit de 1962 dans la zone himalayenne, encore aujourd’hui les incidents y sont fréquents. Pour Moscou et Delhi, bien que membres tous les deux de l’OCS, développer des relations étroites et un partenariat stratégique – comme à l’époque soviétique face à la République populaire de Chine – est plus que jamais d’actualité notamment avec la guerre en Ukraine.

En effet, les sanctions occidentales contre la Russie ont poussé celle-ci un peu plus dans les bras de Pékin (grave erreur stratégique des Occidentaux par ailleurs). Moscou a donc été forcé de diversifier et développer ses débouchés économiques et commerciaux particulièrement vers l’Inde et la Chine. Or les Russes craignent, à juste titre, une trop forte vassalisation de leur pays au profit de l’Empire du milieu. Dès lors, la Russie s’est empressée d’approfondir ses relations avec le vieil allié indien, totalement aligné par ailleurs sur la lutte antiterroriste et contre l’islam politique et radical du Kremlin au Moyen-Orient ou en Asie centrale. Ainsi, même si l’Inde semble en coulisse perdre patience et presser la Russie d’en finir avec ce conflit, il n’en reste pas moins que Delhi n’ayant pas défendu l’invasion, contrairement à l’annexion de la Crimée en 2014, se refuse toujours de critiquer officiellement l’agression russe, de peur de voir les flux de pétrole (l’Inde est le second acheteur pour Moscou et les livraisons d’hydrocarbures sont vendues à prix réduit et préférentiel afin de freiner la hausse des prix des carburants) et d’armement venus de Russie. Or si cette dernière a aujourd’hui des difficultés évidentes pour fournir des pièces détachées et des munitions à l’armée indienne, elle demeure toujours le premier fournisseur de l’Inde depuis près d’un demi-siècle et 85 % des systèmes en service dans les forces indiennes sont russes. De plus, même si les Indiens essaient de développer leurs relations avec certains pays européens ou encore des pays du Moyen-Orient comme Israël, l’Égypte et les Émirats arabes unis, le pays-continent n’est pas près de rompre avec la Russie, craignant plus que tout qu’elle s’affaiblisse et s’inféode trop aux Chinois, ses grands rivaux historiques.

Bref, les fantasmes et les rêves de certains «experts» concernant un prochain divorce russo-indien ne sont pas près au final de se réaliser dans le monde du réel, en pleine recomposition géopolitique…

Roland Lombardi

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