Alors que le projet gouvernemental de réforme des retraites a généré contre lui une imposante mobilisation, l'économiste Pierre Lévy rappelle que le recul de l'âge légal de départ à la retraite n'est pas la seule option viable.
Une immense vague de manifestants – et de grévistes – a déferlé sur la France le 19 janvier. Fait rare, tous les syndicats avaient appelé à cette mobilisation visant à mettre en échec le projet de réforme des retraites présenté neuf jours plus tôt par le chef du gouvernement, Elisabeth Borne.
Deux mesures en particulier ont attisé la colère : le recul de 62 à 64 ans de l’âge officiel de départ, et l’accélération du calendrier d’une précédente réforme – votée en 2014 sous l’impulsion de François Hollande – visant à augmenter le nombre de trimestres de travail ouvrant le droit à une retraite à taux plein.
Selon les dirigeants syndicaux, mais aussi la plupart des observateurs, l’ampleur du mouvement du 19 janvier est sans précédent depuis des années. La réforme qu’avait voulu imposer Emmanuel Macron en 2020, et qu’il avait dû retirer dans le contexte de la pandémie, avait également provoqué une mobilisation significative, mais de moindre importance. A l’époque, le président avait argumenté sur la nécessité de refondre complètement le système pour le rendre «plus juste».
Cette fois, c’est la logique comptable qui est mise en avant : il faudrait «sauver» le système, et donc en modifier les paramètres pour éviter un déséquilibre financier à terme.
Cette affirmation est pourtant contestée par nombre d’économistes, qui soulignent la viabilité du système. Ce dernier est d’autant moins menacé de faillite qu’un Fonds de réserve avait été créé en 2001 et comptabilise 30 milliards d’euros. Si l’on ajoute les réserves des caisses complémentaires, c’est plus de 100 milliards qui se sont accumulés. Cela indique au moins qu’il n’y a nulle urgence à revenir sur l’une des plus importantes conquêtes sociales : pour un salarié ayant trimé toute sa vie, pouvoir souffler et profiter quelque peu d’un repos mérité, sans attendre de devenir invalide…
Certes, toutes les professions et activités ne sont pas logées à la même enseigne, notamment en termes de pénibilité. Mais le progrès social ne consiste pas à aligner la norme sur le pire, mais plutôt sur le meilleur. On peut bien sûr souhaiter aller vers un horizon où le contenu du travail soit de plus en plus épanouissant pour tous. D’ici là cependant, il n’y a aucune raison de collectionner les reculs sociaux successifs.
Le progrès social ne consiste pas à aligner la norme sur le pire, mais plutôt sur le meilleur
Ou plutôt, si, il y en a une, que les hauts fonctionnaires du ministère des Finances reconnaissent volontiers dans des conversations privées : il faudrait satisfaire les marchés financiers, en tout cas ne pas prendre le risque de les mécontenter. Car quand on évoque les retraites, cela a nécessairement un impact sur les finances publiques et l’endettement. Mais fondamentalement, le thème des retraites s’inscrit dans un contexte plus vaste : comment répartir la richesse créée au niveau d’un pays entre ce qui revient au travail et ce qui revient au capital.
Cette seconde part n’a cessé d’augmenter au détriment de la première lors de ces dernières décennies. Mais le capital est insatiable : il lui en faut toujours plus. Faute de quoi les acteurs de marché n’hésitent pas à déchaîner la spéculation contre les finances d’un pays. C’était par exemple ce qui s’était produit en Italie en 2011, où la «mollesse» de Silvio Berlusconi à imposer une réforme des retraites avait amené les dirigeants de l’UE à piloter en coulisses son éviction, et à lui substituer l’ex-commissaire européen Mario Monti.
Cependant, les économistes «mainstream» font valoir que l’évolution démographique provoque un déséquilibre : il y a toujours plus de retraités par rapport au nombre d’actifs.
En réalité, cette affirmation oublie un facteur important : la hausse de la productivité du travail. Ce qui compte, ce n’est pas seulement le nombre d’actifs, mais la richesse que ceux-ci créent collectivement. Pour comparer avec un tout autre domaine, une même surface agricole peut nourrir plus de personnes grâce à l’augmentation des rendements. Pour que les actifs puissent financer les retraités de plus en plus nombreux, les facteurs décisifs sont l’augmentation des richesses produites grâce notamment à l’augmentation de la productivité, tout comme la création d’emplois et des salaires en hausse.
Et si un problème d’équilibrage doit se poser à un moment, il faut agir sur le seul levier auquel Emmanuel Macron – et ses collègues européens – ne veut pas toucher : la hausse des cotisations. Tout particulièrement celles des employeurs. Bien sûr, il y de nombreuses petites entreprises qui sont actuellement touchées par l’envol des prix de l’énergie.
Mais pour un grand nombre d’entreprises, les plus grosses en particulier, ça va bien, très bien même. Ainsi, les grands groupes du CAC 40 ont versé 56,5 milliards d’euros à leurs actionnaires, battant ainsi le record de 2021 (45,6 milliards) et le chiffre de 2020 (28,6 milliards). Si l’on inclut les rachats d’actions, c’est plus de 80 milliards d’euros que ces firmes ont généreusement distribués l’année dernière sur les marchés financiers…
Le mouvement du 19 janvier, affirment les syndicats, n’est qu’un début. Il devrait donc rebondir dans les semaines qui viennent, avec une nouvelle étape le 31 janvier. Hasard du calendrier, la mobilisation se déroulait la veille de la rencontre entre dirigeants de l’alliance euro-atlantique sur la base américaine de Ramstein (ouest de l’Allemagne), qui a confirmé une nouvelle accélération des livraisons d’armes à l’Ukraine – de plus en plus de matériels, de plus en plus d’équipements lourds. Tout comme les Etats-Unis, de nombreux pays européens deviennent de plus en plus ouvertement cobelligérants.
Apparemment, il n’y a aucun lien entre ces deux événements. Si ce n’est un point commun de taille : dans les deux cas, l’Union européenne est à la manœuvre. Côté retraites, la Commission rappelait récemment que le Conseil de l’UE avait recommandé à la France, le 12 juillet 2022, de réformer le système de pensions. Et elle laissait filtrer une certaine impatience : «Jusqu’à présent, aucune mesure concrète n’a encore été précisée». Une injonction qui ne dit pas son nom.
Côté guerre, la Commission et le Conseil rivalisent de propos martiaux. L’UE en est à son neuvième paquet de sanctions contre Moscou – sans qu’évidemment cela contribue à l’apaisement du conflit, bien au contraire. Et cette même Union européenne vient de signer, le 10 janvier, une nouvelle déclaration conjointe avec l’OTAN – les deux institutions entendent œuvrer à la «victoire» de l’Ukraine, quitte à ajouter toujours plus d’huile sur le feu.
La Commission renonce moins que jamais à jouer le rôle de chef d’orchestre
Naturellement, dans ces deux domaines comme dans bien d’autres, chaque gouvernement est responsable au premier chef. Mais la Commission renonce moins que jamais à jouer le rôle de chef d’orchestre. Un rôle hélas bien souvent sous-estimé ou occulté.
Pierre Lévy
Contre la réformes des retraites, les syndicats appellent à une nouvelle mobilisation le 31 janvier