Chroniques

Tarik Amar : la plus grande illusion que l’Occident refuse d’admettre sur la guerre en Ukraine

En dépit de ce que les dirigeants et les experts occidentaux déclarent et semblent vraiment croire, c’est la Russie qui détermine le tempo du conflit.

Par Tarik Cyril Amar, historien allemand qui travaille à l’université Koç à Istanbul. Ses thèmes de recherche concernent la Russie, l’Ukraine, l’Europe de l’Est, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’aspect culturel de la guerre froide et les politiques de la mémoire.

Nous assistons à une grande déception de l’Occident. Les États-Unis ont enfin adopté, après six mois de disputes intestines, un nouveau programme de financement de 61 milliards de dollars américains pour l’Ukraine.

Le financement a été présenté comme déterminant : soit il passait, soit Kiev ne pouvait pas maintenir ses positions qui s’effritent face à la Russie et perdait sous peu la guerre, comme en avait averti le président ukrainien Zelensky lui-même.

C’était l’argument de vente minimal. L’argument plus agressif allait plus loin, prétendant qu’une fois que cet argent s’ajouterait à une nouvelle campagne de mobilisation en Ukraine, ses forces réarmées et réapprovisionnées non seulement résisteraient à la pression russe mais encore renverseraient la situation et, probablement vers 2025, remporteraient la guerre.

Ces deux arguments de vente étaient totalement irréalistes comme c’est souvent le cas en marketing. Maintenant que le financement est en route, la réalité s’impose à nouveau. Il n’y a rien de surprenant à ce que la Russie continue d’avancer alors que les positions ukrainiennes se détériorent de plus en plus, comme l’admet le général Syrsky, commandant en chef de l’armée ukrainienne.

L’argent ne réglera pas tous les problèmes de l’armée ukrainienne

Bien entendu, ceux qui préfèrent croire que cet argent supplémentaire changera radicalement la donne, peuvent argumenter qu’à ce stade, l’aide censée parvenir aux troupes ukrainiennes sur le terrain n’est pas encore arrivée. Pourtant, certains signes indiquent que les responsables civils et militaires qui connaissent en détail la situation de l’Ukraine, savent que ses problèmes sont beaucoup plus profonds et que l’argent ne les réglera pas. C’est l’explication la plus plausible de la vitesse avec laquelle ces responsables se sont mis à revoir leurs attentes à la baisse.

Les exemples les plus frappants viennent de plusieurs officiers ukrainiens sur le front qui, sous couvert d’anonymat, ont donné une interview au journal suisse Blick. Leurs déclarations étaient à tel point sombres et fracassantes qu’elles ont été citées par l’un des sites d’actualités les plus importants en Ukraine, Strana.ua, connu pour avoir remis en cause un certain nombre de fois les messages officiels du régime de Zelensky.

Ces officiers ukrainiens prédisent que l’Ukraine perdra la guerre cette année. L’un d’entre eux, qui sert sur la ligne de front dans la ville critique du point de vue stratégique de Tchassov Iar, prévoit que la Russie prendra le contrôle de toute la région de Donetsk – c’est-à-dire la majeure partie de l’est du pays – d’ici le mois d’octobre.

À ce moment-là, estime-t-il, Kiev sera contraint de négocier avec Moscou. Alors qu’il utilise l’euphémisme populaire de « gel » pour éviter le terme de « capitulation », dans de telles circonstances, ces négociations équivaudraient clairement à une forme de reddition. Le magazine britannique The Economist a également cité un commandant de Tchassov Iar qui a déclaré que lui et d’autres officiers s’attendaient à ce que la ville tombe aux mains des forces russes, malgré l’aide occidentale promise.

Les unités ukrainiennes sont épuisées

D’une manière générale, les officiers interrogés par Blick énumèrent trois raisons pour lesquelles une défaite ukrainienne est devenue inévitable. Premièrement, un manque irrémédiable de personnel, parce que, comme ils l’affirment, la nouvelle mobilisation «ne nous sauvera pas». C’est plausible, car les unités ukrainiennes sont fortement épuisées, comme l’ont reconnu les commandants ukrainiens. Toute mobilisation vise à combler des trous au lieu d’accroître les forces.

De plus, les Ukrainiens désireux de se battre ont déjà été recrutés, ainsi qu’un certain nombre de réticents. Depuis longtemps, Kiev doit recourir à des chasses à l’homme pour rassembler suffisamment de «chair à canon». Ce problème ne fait que s’aggraver. Enfin, les personnes mobilisées aujourd’hui doivent également être entraînées. Leur manque de consentement et de motivation rendra cette tâche difficile, alors qu’il n’y a pas assez de temps pour cela.

Deuxièmement, ces officiers ukrainiens estiment que la majeure partie de cette nouvelle aide arrivera trop tard. Cette crainte est également justifiée, compte tenu de la faiblesse profonde des industries d’armement occidentales. En témoigne le fait que moins de 14 des 61 milliards de dollars sont réellement destinés à des fournitures à livrer cette année. Une grande partie du reste réapprovisionnera les arsenaux américains.

L’Occident est capable de libérer rapidement certains systèmes et types de munitions, ce que les grands médias, par exemple The Economist, qualifient de «juste à temps». Pourtant, dans une guerre d’usure à grande échelle, c’est l’échelle qui représente le véritable défi. Il est clair que l’Occident ne peut pas fournir des quantités suffisantes, ni aujourd’hui ni dans un avenir prévisible. C’est pourquoi même le président Volodymyr Zelensky, après une réunion avec le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, a déclaré publiquement qu’il ne voyait pas d’évolution «positive» en ce qui concerne un soutien en temps opportun à l’armée ukrainienne. Il a averti que, bien que des fonds aient été alloués, c’est une chose «d’avoir des fonds» mais il est «tout aussi important de voir ce que nous pouvons obtenir» avec ces fonds.

La troisième raison pour laquelle les officiers ukrainiens qui ont parlé à Blick pensent que Kiev perdra, est leur propre commandant en chef, Syrsky. Ils l’appellent toujours le «boucher», un surnom qu’il a gagné par son gaspillage impitoyable – et inutile – de troupes pendant la bataille d’Artiomovsk. Selon les combattants sur la ligne de front, servir sous ses ordres a un effet «paralysant» pour eux, pas pour les Russes. Un officier est même allé jusqu’à parler d’un «génocide de nos meilleurs soldats». Même si Syrsky est un mauvais commandant en chef, с’est une hyperbole. Mais le fait que certains soldats ukrainiens sur la ligne de front utilisent de tels termes à l’égard de leurs propres dirigeants en dit long sur leur découragement.

L’Occident également se montre prudent : certains experts ont commencé à recadrer les 61 milliards de dollars. L’effort de guerre de l’Occident n’est plus décisif, mais tout simplement insuffisant. Hugo Dixon, un chroniqueur de l’agence Reuters, affirme par exemple que le programme d’aide ne peut être que le début d’un effort plus long et, une fois de plus, beaucoup plus coûteux.

Guerre d’attrition : les Occidentaux adeptes de la pensée magique

Des fonctionnaires de l’administration Biden – sous couvert d’anonymat, tout comme les officiers ukrainiens sceptiques – ont également douté publiquement que le nouveau programme d’aide soit suffisant pour permettre à l’Ukraine de remporter la victoire.

La question essentielle est de savoir ce que signifient tous ces signaux. Sont-ils réellement destinés à réduire les attentes, en préparant, par essence, une sortie – au moins pour les États-Unis, et pas forcément pour l’UE – du fiasco de la guerre par procuration en Ukraine ? Ou bien assistons-nous à une campagne visant à préparer le public occidental à un engagement encore plus long et plus profond ? Washington se prépare-t-il à quitter la partie, ou est-il en train de doubler la mise avec un jeu très mauvais et extrêmement risqué ?

Il y a des signes indiquant qu’il s’agit d’un redoublement d’efforts : dans le cadre du même paquet de loi, les États-Unis ont intensifié leurs efforts pour saisir les fonds de l’État russe. Aux États-Unis même, il n’y a que quelques milliards de dollars à saisir, mais il y a des centaines de milliards en Europe. Il s’agit d’un acte extrême qui, en fin de compte, nuira grandement à Washington en sapant davantage le dollar, comme l’avertissent la Russie et la Chine. Mais l’objectif est évident : piller ces actifs russes afin d’assurer le financement des années de guerre à venir en Ukraine.

De plus, certains hommes politiques et experts occidentaux croient – ou du moins déclarent – que l’Ukraine peut gagner suffisamment de temps pour tenir jusqu’à ce que plus de ressources industrielles occidentales puissent être disponibles pour l’effort de guerre. Dans un tel scénario à long terme, espèrent-ils, l’Occident et l’Ukraine pourraient finalement retourner la logique de guerre d’usure contre la Russie et l’emporter. Là encore, il s’agit d’une stratégie – ou plutôt d’une pensée magique – qui compte sur des années de guerre à venir. En effet, si – avec un grand si – on en croit les paroles du président Zelensky, Kiev et l’administration Biden sont en train de discuter d’un accord de sécurité qui garantirait le soutien américain et plus d’argent pendant une décennie.

Pourtant, la vérité est que nous ne pouvons pas connaître les véritables projets de Washington. Nous ne pouvons même pas savoir s’il a des projets précis. Il est probable que l’administration Biden ne fait que jouer à gagner du temps pour tenir jusqu’aux élections de novembre sans victoire évidente de la Russie. Elle a peut-être de sérieuses intentions de faire durer cette guerre par procuration. Dans le pire des cas, on ne peut pas exclure que les États-Unis soient prêts à une escalade vers une guerre directe ou à laisser l’Union européenne et le Royaume-Uni le faire. Une chose est sûre, nous ne pouvons pas présumer que les stratégies américaines seront rationnelles et responsables.

L’initiative appartient à la Russie

Une autre chose que nous savons, même si tous les divers observateurs et planificateurs occidentaux semblent l’oublier habituellement : la Russie a, elle aussi, ses projets, et ses actions et ses capacités montrent une tendance claire à décevoir les attentes occidentales et ukrainiennes.

Ce sont bien les actions, l’adaptabilité, les stratégies et les tactiques russes qui ont causé l’échec des armes occidentales en Ukraine telles que les missiles (les fameux mais finalement stratégiquement inefficaces HIMARS, ATACMS, Storm Shadow/SCALP), les chars et autres véhicules blindés (par exemple, Leopard II, Abrams, Challenger et Bradley, tous tant vantés et qui se sont révélés tactiquement inefficaces).

Excellents et en même temps moins avancés au niveau technologique, les systèmes de défense aérienne (Patriot, NASAM, IRIS-T, Hawk) n’ont pas fait mieux. Même ces produits phares des complexes militaro-industriels de l’Occident ne sont pas devenus cette arme magique qu’ils étaient censés être, comme le Washington Post l’a admis depuis longtemps. Ils ont toujours été débordés, incapables de protéger à la fois de grandes villes et les forces armées. En outre, leur exploitation est coûteuse et ils sont susceptibles d’être dépassés en cas d’une attaque combinée de drones et de missiles, simples et technologiquement avancés — exactement ce que fait la Russie.

Il en est de même avec la mobilisation : l’Ukraine se mobilise désespérément. Il se trouve que pour la Russie, comme le reconnaît The Economist, il est plus facile – au mépris des attentes de l’Occident à l’automne 2022 – de reconstituer et d’étendre ses forces. « Par conséquent, l’Ukraine risque de rester en retrait, incapable de passer de nouveau à l’offensive », conclut le journal britannique. Il en est de même, bien sûr, pour l’économie de guerre de Moscou, sa capacité à maintenir des alliances et des soutiens à l’échelle internationale malgré les tentatives occidentales de l’isoler, et enfin et surtout, sa stratégie et ses tactiques militaires.

Alors que les chroniqueurs et les dirigeants occidentaux parlent souvent – et, à ce qu’il semble, raisonnent vraiment – comme si leurs décisions étaient le facteur clé qui déciderait de la durée et de la fin de cette guerre, la réalité est inverse : l’initiative appartient à la Russie. Ceux qui prévoient une guerre encore plus longue – et même les critiques occidentaux des politiques occidentales qui mettent en garde contre une nouvelle « guerre éternelle » – perdent de vue ce point évident : Moscou a davantage voix au chapitre sur ces questions.

Les forces ukrainiennes perdent chaque jour «un millier» de soldats, déclare Choïgou

Source

Leave a Reply

Back to top button