Pour Caroline Galacteros, présidente de Geopragma, l'engagement des Occidentaux dans le conflit en Ukraine pourrait précipiter leur déclin et, en particulier, marquer la fin de l’hégémon américain.
On aimerait penser à autre chose. A la Coupe du monde de football qui débute au Qatar, aux fêtes de Noël qui approchent, à la crise qui s’installe, et même aux échauffourées politiques dérisoires qui animent parfois pathétiquement notre Assemblée nationale et paraissent bien insignifiantes au regard des enjeux de fond et de l’avenir de notre pays. Mais la guerre, une fois lancée, ne connaît pas de répit et elle prend en Ukraine, des tours inquiétants avec la reprise des bombardements sur la centrale nucléaire de Zaporojié qui en vient à alarmer même le très tempérant directeur de l’AIEA, et dont il demeure difficile d’imaginer que c’est la Russie qui les initie contre ses propres forces…
Caroline Galacteros est docteure en sciences politiques, directrice du cabinet d’intelligence stratégique Planeting et directrice du think tank Geopragma.
Que faire pour conduire le président ukrainien à rompre avec son jusqu’auboutisme suicidaire ? Les courants ultranationalistes qui l’environnent, le terrifient sans doute et le contrôlent ainsi que ses forces armées, le placent face à un tragique dilemme de style «lose-lose» : négocier un compromis territorial avec Moscou, donc consentir peu ou prou à une partition du territoire ukrainien, comme l’enjoignent désormais à mi-mots à le faire Américains et Britanniques ? Impossible sauf à se mettre lui-même en danger vital face à la fureur des ultras. Maintenir ses positions de plus en plus intenables au regard de la réalité militaire sur le terrain, et prétendre reprendre tous les territoires conquis par Moscou, jusqu’à la Crimée, en espérant provoquer enfin l’engagement de l’OTAN, comme le montre son insistance à vouloir accréditer la responsabilité russe dans la pénétration d’un missile sur le territoire polonais contre toute évidence et malgré les démentis circonstanciés de Washington ? Cette attitude pourrait bien précipiter son lâchage par ses plus grands pourvoyeurs d’armements et de subsides. A-t-il compris que sa survie politique dépendra de sa capacité à retomber sur terre, à admettre que l’armée russe est en train de préparer son offensive d’hiver, que le rapport des forces est sans équivoque en sa défaveur, bref qu’il ne peut gagner militairement mais va devoir négocier un compromis s’il veut préserver le peu qui reste de son pays plongé dans le noir, le froid, le délabrement économique et dont même le système de télécommunications est de plus en plus aléatoire ?
Bref, Volodymyr Zelinsky est entre le marteau et l’enclume. Il sait bien, comme d’ailleurs les Polonais, que seule une zone d’exclusion aérienne au-dessus du ciel ukrainien aurait une chance peut-être de préserver ce qu’il lui reste de forces. Mais c’est hors de question pour Washington. Ses alliés occidentaux semblent d’ailleurs connaitre une phase de lassitude et d’inquiétude devant le jusqu’au-boutisme de plus en plus désespéré de leur proxy. Les stocks européens et même américains d’armements sont en train de fondre, et nos armées vont bientôt refuser de s’affaiblir davantage pour le renforcer. Les armes qui sont données à Kiev de toute façon ne renverseront pas la donne militaire. «On» ne le peut ni surtout ne le veut pas, et le jeu des postures commence à montrer ses limites. C’est, sans doute, ce qu’est venu dire le Premier ministre britannique Rishi Sunak à Kiev il y a quelques jours. Rien n’a filtré de l’entretien qui a dû être désagréable aux oreilles de Zelensky…
Les stocks européens et même américains d’armements sont en train de fondre, et nos armées vont bientôt refuser de s’affaiblir davantage pour le renforcer
Certes il y a, aux Etats-Unis, les faucons démocrates néoconservateurs forcenés autour du secrétaire d’Etat Blinken et de son Département… Mais ils sont eux aussi de plus en plus en butte aux réserves, pour dire le moins, du Pentagone. Le secrétaire d’Etat à la Défense Lloyd Austin a très récemment rappelé lors d’une conférence à Halifax (où Zelensky est apparu pour dire qu’un cessez-le-feu n’avait aucune chance de durer, ce qui est probablement vrai à ce stade du conflit), que «la Russie disposait d’une armée puissante et d’armes impressionnantes». Il a aussi dit l’indicible : «L’issue de la guerre en Ukraine définira les contours du monde du XXIe siècle» ! Rien de moins. Le CEMA américain, le Gal Milley a lui clairement affirmé que la seule issue à ce conflit est la négociation. Quant au secrétaire général de l’OTAN, il a abondé en rappelant qu’une défaite de l’Ukraine serait aussi celle de l’Alliance. Barak Obama lui-même, en 2016 déjà, avait reconnu que la Russie disposait d’une incontestable «dominance dans la capacité d’escalade». Il parlait d’or. Mais cette soudaine lucidité arrive bien tard.
Si l’enjeu est celui d’un retour à la réalité à Kiev comme à Washington, Londres ou Paris, le conflit des perceptions et surtout des «informations» brouille cette prise de conscience urgentissime. Les médias occidentaux persistent à voir dans les quelques avancées des forces ukrainiennes (par retrait des troupes russes) comme à Kharkov ou Kherson, les prémices d’une grande victoire militaire ukrainienne. On en est pourtant loin. Kherson, cadeau empoisonné, devient très difficile à approvisionner et les forces ukrainiennes toujours sous le feu russe depuis la rive situé à l’est du Dniepr, commencent à appeler les habitants à la quitter. Les pertes sont lourdes, et les forces armées de Kiev sont de plus en plus suppléées par des troupes polonaises voire américaines présentes au nom d’une discrète «coalition des bonnes volontés» sans pour autant vouloir le moins du monde provoquer de trop une Russie en train de se préparer à une offensive d’hiver et d’injecter méthodiquement ses 300 000 réservistes récemment mobilisés. La Russie se prépare à durer et poursuivre sa guerre d’attrition avec des objectifs de moins en moins limités. L’échec de la politique de sanctions et la description récente par le vice-Premier ministre russe de son pays comme d’une «île de stabilité» dans un monde chaotique, même si elle doit être évidemment pondérée, traduit une réalité douloureuse. Le fantasme des néoconservateurs américains de détruire l’économie, l’armée et le pouvoir russes a explosé en vol. Les USA et plus encore l’Europe se sont laissé entrainer par l’hubris belliqueux de certaines de leurs composantes gouvernementales et politiques dans un piège dont l’issue pourrait bien être la démonstration éclatante du déclin de l’Occident et la fin de l’hégémon américain.
En fait, nous faisons face à la nécessité douloureuse de sortir de notre rêve – abattre la Russie – avant que la déroute ne soit trop humiliante. Deux méthodes s’offrent pour cela aux Américains : la méthode «douce», consistant à laisser Zelensky s’enfoncer en le lâchant progressivement et en lui disant que c’est à lui de décider quand il faudra négocier avec Moscou ; la méthode «radicale», en fait plus bénéfique dans ses effets pour le pays et le peuple ukrainien : négocier directement avec Moscou un compromis territorial et surtout stratégique (c’est-à-dire la neutralisation définitive de l’Ukraine), assécher brutalement le flux d’armes et d’argent pour imposer les termes d’un accord réaliste à Zelensky qui devra faire de nécessité vertu et y trouverait une «excuse» auprès des ultras qui l’entourent.
Dans un monde en noir et blanc tel que nous aimons le voir, supporter que «le méchant» gagne n’est pas facile. Mais c’est ce qui nous préserverait de pire encore. On pourrait inscrire une telle négociation dans une vaste refondation intelligente des équilibres de sécurité en Europe et reconstruire à grands frais l’Ukraine pour se faire pardonner de l’avoir instrumentalisée… Mais pour avoir le courage d’une telle approche, qui douchera les opinions publiques occidentales, il faudrait des hommes d’Etat capables de prendre ces décisions douloureuses et salutaires. Or, c’est une espèce en voie de disparition en Occident, où les politiques à courte vue appuyés sur des médias peu critiques, bercent complaisamment les peuples d’illusions et de «narratifs» engageants mais faux, pour obtenir leur consentement à l’affrontement tout en leur promettant qu’il ne leur en coutera pas grand-chose. Cette fois-ci pourtant, ce mensonge devient trop gros : les sanctions sont un échec, les Européens ont froid, voient leur richesse fondre à vue d’œil et commencent à se demander s’ils ne seraient pas les dindons ultimes de cette farce.
Nous sommes désormais engagés dans une longue guerre d’attrition et l’Occident risque d’en sortir avec un discrédit politique, stratégique et militaire massif
Les Etats-Unis devraient aussi se demander pourquoi ils se sont engagés si loin et finalement ont accéléré la bascule du monde et notamment des pays du Sud à leur détriment ? Sans doute auraient-ils eu plus à gagner en poussant les Ukrainiens à appliquer les Accords de Minsk 2 au lieu de les en dissuader, et plus encore à négocier un traité honnête et équilibré sur la sécurité en Europe avec la Russie quand celle-ci le demandait à toutes forces, encore en décembre dernier, au lieu de franchir la ligne rouge ukrainienne la fleur au fusil… des Ukrainiens.
Nous sommes désormais engagés dans une longue guerre d’attrition et l’Occident risque d’en sortir avec un discrédit politique, stratégique et militaire massif. Ne parlons pas de l’OTAN…Quant à l’Europe, ainsi que l’a rappelé le général de Villiers, cette guerre n’est pas de son intérêt, encore moins de celui de la France, qui doivent entretenir des relations normales et apaisées avec la Russie. Est-il trop tard pour casser cette spirale dangereuse et sortir de ce piège ? Il faudrait que Washington choisisse vite la méthode dure évoquée plus haut. Comme l’a récemment rappelé Dmitri Medvedev, les puissances occidentales sont piégées dans un soutien à un gouvernement irresponsable qui ne peut lui-même, sans précipiter sa propre perte, négocier le compromis indispensable ; car celui-ci va devoir se discuter «sur la base de la réalité existante» ainsi que récemment rappelé par Serguei Lavrov, c’est-à-dire sur la base du contrôle de plus en plus avancé des 4 oblasts intégrés formellement à la Fédération de Russie. Evidemment, en Europe et dans certains cercles de pouvoir à Washington, «la réalité existante» est un déni de la réalité militaire, c’est-à-dire un recul des forces russes dont on veut croire qu’elles sont exsangues…. Il faut souhaiter que dans ces querelles des chapelles washingtoniennes, les réalistes et les militaires l’emportent et entament une négociation directe avec Moscou. La récente rencontre entre les chefs du renseignement américain et russe est peut-être un heureux présage. Il faut le souhaiter pour le malheureux peuple ukrainien mais aussi pour notre sécurité à tous.
Caroline Galacteros
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