Le journaliste britannique Keir Simmons se retrouve fiché sur un site où sont désignés comme cible des milliers de profils, considérés comme des ennemis de Kiev par une ONG ukrainienne historiquement proche du gouvernement.
Dans la foulée de son déplacement en Crimée où il s’intéressait pour CNN au ressenti de la population locale en plein conflit russo-ukrainien, le journaliste britannique Keir Hardie Brennan-Simmons a été fiché, le 28 février, par l’ONG ukrainienne «Myrotvorets», sur sa plateforme en ligne où sont stockés et mis en pâture des milliers de profils décrits comme des «ennemis de l’Ukraine», et estampillés de la mention «liquidé» après leur mort.
Remontant à 2014, la mise en ligne de ce site correspond à une initiative d’Anton Guerachenko qui se décrit sur les réseaux sociaux comme «ennemi officiel de la propagande russe». A l’époque, celui-ci trouve rapidement un poste dans le très controversé gouvernement ukrainien de transition, mis en place avec le soutien actif de l’administration américaine, dans la foulée de l’Euromaïdan. A ce moment déjà, Anton Guerachenko mène une campagne en faveur du renforcement des forces paramilitaires ukrainiennes tel que le bataillon Azov, alors ouvertement qualifié de néo-nazi y compris dans la presse occidentale.
Objectif : dissuader les journalistes étrangers de se rendre en Crimée ?
Sur le site macabre en question, où il désormais répertorié avec son nom, une photo de son visage ainsi que sa date de naissance, le correspondant britannique de la chaîne américaine CNN se voit ainsi visé par plusieurs chefs d’accusation dont une «atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine» ainsi qu’une «violation consciente de la frontière de l’Ukraine afin de pénétrer en Crimée, occupée par des occupants russes».
Ces deux premiers griefs renvoient à la législation ukrainienne en vigueur concernant l’accès à un territoire que Kiev considère toujours comme partie intégrante de son pays, ne reconnaissant ainsi pas le rattachement de 2014 de la Crimée à la fédération de Russie. Pour rappel, ce rattachement avait été annoncé par la Russie à l’issue d’un référendum d’autodétermination organisé sur place mais dont aucune chancellerie occidentale ne reconnait à ce jour les résultats. La présence du journaliste britannique à Sébastopol a d’ailleurs fait officiellement réagir la diplomatie ukrainienne par la voie de son porte-parole, Oleg Nikolenko. «La visite de la Crimée temporairement occupée à partir du territoire de la Fédération de Russie est une violation de la législation ukrainienne […]. Les autorités compétentes de l’Ukraine cherchent maintenant à déterminer les circonstances de la visite illégale d’un journaliste de NBC sur le territoire de la Crimée», a-t-il écrit sur Facebook.
«A Sébastopol, un grand nombre de personnes soutiennent la Russie»
Quel objectif vise Kiev avec cette prise de position officielle, si ce n’est de dissuader tout professionnel de l’information de recueillir la parole des habitants de Crimée, pour l’écrasante majorité russophones ? Et pour cause, certains témoignages de personnes rencontrées par Keir Simmons tranchent directement avec la communication du gouvernement ukrainien sur l’appartenance territoriale de la péninsule. «A Sébastopol, un grand nombre de personnes soutiennent la Russie», rapporte ainsi le journaliste britannique.
Quoi qu’il en soit, les allégations de Myrotovorets visant ce correspondant de CNN ne s’arrêtent pas là. En effet, Keir Simmons est également accusé de «participation aux activités de propagande de la Russie [pays agresseur] contre l’Ukraine et aux tentatives de légaliser l’occupation de la Crimée par les envahisseurs russes».
Des initiatives pour alerter sur les dangers du fichage du site Myrotvorets
La plateforme ukrainienne a déjà fait l’objet d’un rapport de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) qui, en 2018, alertait sur «une atteinte à la sécurité des personnes» relative à l’activité du site de Myrotvorets. Alors que le rapport en question semble avoir disparu de son emplacement initial, l’Ofpra y expliquait notamment que Myrotvorets avait publié en 2015 des informations détaillées sur diverses personnalités opposées au gouvernement ukrainien, parmi lesquelles trois anciens membres du Parlement (Alexander Peklushenko, Mikhail Chechetov et Oleg Kalashnikov) et Oles Bouzina, un journaliste ukrainien d’opposition. «En quelques mois, tous les quatre sont tués ou se suicident de manière suspecte», relevait alors l’institut public français.
La même année, le gouvernement allemand assurait de son côté avoir par le passé «exhorté le gouvernement ukrainien à œuvrer à la suppression de ce site web». En réponse, Kiev s’était défendu en expliquant que le site en question fonctionnait sur un serveur étranger. Et pour cause, depuis sa création à Kiev en 2014, l’organisation mentionne sur son site un hébergement outre-Atlantique, plus précisément sur le territoire de Langley, qui abrite le siège de la CIA.
En 2022, le représentant permanent de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU, Vassili Nebenzia, a pour sa part fait le lien entre le meurtre de la ressortissante russe Daria Douguina et l’activité en ligne de Myrotvorets. «Voici la photo [de Daria Douguina] tirée du site tristement célèbre “Myrotvorets”, dont nous avons parlé à plusieurs reprises. Ils se réjouissent ouvertement de sa mort, comme vous pouvez le voir, la photo de Daria est barrée de l’inscription “exterminée”», a ainsi interpellé ses pairs le haut diplomate russe, le 23 août 2022, lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU.
Fait notable, au-delà d’un certain nombre de journalistes et responsables politiques (dont plusieurs personnalités françaises), la plateforme ukrainienne va jusqu’à rendre publics les profils de mineurs, dont certains ont plus tard témoigné avoir fait l’objet de menaces.
Mineurs, journalistes, artistes… Les «ennemis de l’Ukraine» fichés sur un site macabre créé à Kiev