Elle est depuis bien longtemps dans l’esprit des survivalistes et des créateurs de fiction, mais franchement, quelle en est la probabilité pour qu'une nouvelle guerre civile éclate aux États-Unis ? Une analyse de Tarik Cyril Amar.
Cet article a été initialement publié sur RT International par Tarik Cyril Amar, historien originaire d’Allemagne qui travaille à l’Université Koc d’Istanbul sur la Russie, l’Ukraine, l’Europe de l’Est, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide culturelle, et la politique de la mémoire.
Faisons à trois grands traits le croquis d’un grand pays.
Premièrement, sa population est de plus de 333 millions d’habitants. Ses citoyens sont en possession personnelle de plus ou moins 339 millions d’armes à feu, ce qui rend ce pays unique, aucun autre État du monde n’ayant plus d’armes privées que de citoyens. En ce sens, il devance aisément le Yémen, pays à la culture martiale qui a vécu des années de guerre civile, mais ne dispose toujours que d’environ 53 armes à feu pour 100 habitants.
Deuxièmement, la polarisation est particulièrement marquée et virulente. En 2020, un chercheur en science politique dans l’une des plus prestigieuses universités américaines constatait déjà : «La polarisation politique parmi les Américains a monté d’un cran au cours des 40 dernières années, plus qu’au Canada, au Royaume-Uni, en Australie ou en Allemagne», par exemple. Résultat, les États-Unis sont exceptionnels mais pas dans le bon sens du terme. «Aucune des démocraties riches et consolidées d’Asie de l’Est, d’Océanie ou d’Europe occidentale, relève un document publié en 2022 par la Fondation Carnegie pour la paix internationale, n’a fait l’objet de niveaux similaires de polarisation pendant une période aussi prolongée.»
Une préoccupation culturelle prononcée, presque une obsession, pour l’idée de guerre civile
L’année dernière, une autre étude de la Fondation Carnegie a révélé que même si le ressenti du niveau de la polarisation sur des questions spécifiques de principe (comme le contrôle des armes ou l’avortement) était en partie exagéré, ce ressenti lui-même était nuisible à la cohésion nationale. En effet, «les gens qui sont les plus impliqués dans la vie civique et politique ont une appréhension extrêmement négative des convictions du camp opposé» et on peut observer un haut degré de ce que les scientifiques politiques appellent la «polarisation émotionnelle». En d’autres termes, tous ou beaucoup de ces citoyens, qui accumulent collectivement tant d’armes que plus de 40% des ménages sont armés d’une manière ou d’une autre, n’aiment pas ou ne respectent même pas «l’autre côté» du spectre politique : pas du tout et de moins en moins.
Troisièmement, le pays affiche également une préoccupation culturelle prononcée, presque une obsession, non seulement pour l’idée de guerre civile en tant que telle ou pour l’histoire spécifique de sa propre guerre civile très sanglante au XIXe siècle. Ces élites politiques et la population générale se concentrent plutôt sur une nouvelle guerre civile à venir qu’un taux incroyable de 43% considéraient en 2022 comme probable dans les dix années à venir. Des débats, des livres abscons, des articles et la culture populaire présentent cette fantaisie de manière visible et systématique.
Un vrai risque de seconde guerre civile
Bien sûr, nous parlons des États-Unis. Alors qu’il serait facile d’invoquer plus de critères et de données, ce n’est pas nécessaire. Ce qui précède suffit déjà à démontrer qu’il serait irréfléchi de rejeter le risque d’une seconde guerre civile, et pour deux raisons. D’abord, ce n’est pas une simple fantaisie qui doit sa résonance nationale actuelle à la «hype». Ensuite, on peut être tenté d’imaginer un futur chaos apocalyptique libérateur où ce sera chacun pour soi : les hommes, les femmes et, aux États-Unis, je crois, tous les autres genres qui veulent participer.
Des Américains intelligents s’en rendent également compte. Barbara F. Walter, par exemple, est une éminente chercheuse en science politique qui a beaucoup travaillé avec la CIA pour élaborer un modèle de signes avant-coureurs d’une guerre civile, pour tous les pays sauf les États-Unis, bien entendu. Elle alerte à son tour que ce modèle commence à correspondre de manière inquiétante aux États-Unis eux-mêmes. Elle peut avoir ses préjugés centristes, dont l’exagération habituelle de «l’influence russe», mais elle a raison sur les points essentiels : les États-Unis sont en train de se transformer en une anocratie qui est dans son essence un régime qui ne fait que prétendre être une démocratie. (En fait, c’est ce qu’ils ont toujours été, je dirais.) Et il existe un nombre considérable de personnes qui se sentent menacées de perdre leur ancien statut social et leur prééminence. Ces phénomènes sont fortement corrélés au risque de guerre civile.
N’oublions pas également que même sans une guerre civile, l’Amérique fait preuve quotidiennement de son énorme capacité à semer la perturbation dans le monde. Alors que certains observateurs pourraient, peut-être avec joie, espérer que les Américains qui se battent entre eux lâcheront enfin le reste du monde, ce serait un pari risqué. Avec des élites qui sont narcissiquement obsédées par la «primauté» globale et le «caractère indispensable», avec environ 800 bases militaires à travers le monde, avec tout un arsenal de milliers d’ogives nucléaires et la mauvaise habitude d’accuser les autres de ses propres échecs, une nouvelle guerre civile américaine n’exclurait pas une agression à l’étranger. De plus, bien qu’en déclin, les États-Unis jouent toujours un rôle-clé dans l’économie mondiale, un rôle beaucoup plus grand qu’en 1860 quand la première guerre civile avait déjà eu de graves répercussions pour le reste du monde.
En somme, cela peut attirer des survivalistes barbus à casquette camouflée et fusil à pompe, mais détrompez-vous : la guerre civile américaine version 2.0 est un problème grave. Alors, qu’en est-il ? Que pouvons-nous raisonnablement deviner de la probabilité qu’elle se produise réellement et de la forme qu’elle pourrait prendre si elle advenait ?
Pour aborder la dernière question, la première chose à noter est peut-être que des grandes guerres civiles peuvent commencer par des guerres petites et locales. C’est d’ailleurs la véritable importance des récentes tensions ouvertes sur l’immigration et le contrôle des frontières entre l’État du Texas et le gouvernement fédéral de Washington. Elles impliquaient des forces armées et beaucoup de rhétorique inquiétante, mais, heureusement, aucun coup de feu n’a été tiré. Pourtant, ceux qui rejettent avec désinvolture l’incident comme un simple théâtre politique ont tort. Parce que, comme l’a noté le New York Times, le Texas n’était pas seul à défier le gouvernement américain. Au contraire, «de nombreux gouverneurs d’États républicains ont publiquement exprimé leur défiance en des termes qui faisaient écho aux conflits armés».
Vers une nouvelle sécession ?
En effet, le deuxième point à noter est qu’en raison de la structure fédérale américaine, une nouvelle guerre civile commencerait très probablement par une sécession. Dans la bagarre entre Washington et le Texas, 25 gouverneurs républicains se sont ouvertement rangés du côté du Texas rebelle. C’était une illustration parfaite de la façon dont une zone de tension locale pouvait rapidement traîner le reste du pays en créant une logique de polarisation ultime et puis de sécession. Cette logique n’est pas encore complètement révélée. Cependant, ses contours ont été clairement tracés.
Il convient de noter que de nombreux récits de science-fiction sur la guerre civile 2.0 font valoir le même argument : qu’il s’agisse de la série de romans graphiques cultes DMZ, du roman amèrement ironique American War (il est évident que certains Américains traitent d’autres Américains de la même manière que les Américains et les Israéliens traitent actuellement les Palestiniens, les Irakiens ou les Syriens), le film à petit budget mais intelligent Bushwick, ou Guerre Civile à gros budget qui est sur le point de sortir dans les cinémas aux États-Unis, maintes et maintes fois, la prémisse de base est un scénario de sécession dégénérant en guerre interne massive.
Troisièmement, alors que l’énorme monceau d’armes à feu privées jouerait certainement un rôle important dans une nouvelle guerre civile, il serait erroné de supposer qu’un tel combat n’opposerait que des bandes de citoyens privés, organisés en milices, à la police officielle et aux forces militaires. En réalité, une dynamique de sécession, une fois enclenchée, conduirait certaines parties des multiples «siloviki» américains à choisir leur propre allégeance, à se diviser et à commencer à se battre les unes contre les autres. Si vous croyez que, dans une telle situation, les chaînes de commandement formelles les reliant finalement toutes à Washington resteraient intactes, j’ai pour vous l’exemple d’une Yougoslavie unie et indivisible.
Et, enfin et surtout, avec un tel scénario, la guerre serait à la fois dure et longue. À cet égard, elle ressemblerait à la première guerre civile. Pourtant, en raison des technologies de pointe et de l’assouplissement des restrictions, elle pourrait être encore plus dévastatrice et cruelle.
Dans le récent et très réussi Le Monde après nous (Leave the World Behind) de Netflix, les protagonistes n’apprendront jamais qui exactement fait exploser leur pays, mais à la fin du film, deux choses semblent raisonnablement claires : non, ce ne sont pas des ennemis de l’extérieur mais un travail interne, et des armes nucléaires sont utilisées. C’était également la prémisse de l’émission télévisée, interrompue mais devenue maintenant culte Jericho.
Quelle est la probabilité d’un avenir aussi sombre ? De toute évidence, nous ne le savons pas mais notons deux choses : nous pourrions, a priori, envisager une Amérique où personne n’est vraiment intéressé à y penser. Pourtant, nous voyons le contraire. Si vous pensez que ça ne veut rien dire, d’accord, mais ne prenez pas votre hypothèse pour une bonne politique ou une bonne base de planification.
Il y a, bien sûr, des alternatives à la guerre civile. L’une est la dépolarisation pacifique dans les conditions anocratiques actuelles, ce qui, hypothétiquement, peut arriver. L’autre est un autoritarisme à part entière : une façon de supprimer la possibilité d’une guerre civile est d’imposer une dictature.
Or voici le problème : un pays peut finir par avoir à la fois une guerre civile et une dictature. Demandez aux Romains de l’Antiquité. Ces Romains que les fondateurs de la République américaine avaient tant à l’esprit.
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