Bien que la cour située à La Haye n’ait pas appelé à un cessez-le-feu et ne dispose d'aucun pouvoir coercitif, sa décision revêt un caractère historique.
Cet article a été initialement publié sur RT International par Tarik Cyril Amar, historien originaire d’Allemagne qui travaille à l’Université Koc d’Istanbul sur la Russie, l’Ukraine, l’Europe de l’Est, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide culturelle et la politique de la mémoire
La Cour internationale de justice des Nations unies (CIJ) a tranché sur la plainte déposée par l’Afrique du Sud contre Israël. Ceux qui confondent réalisme et matérialisme simplifié, du style «je ne crois que ce que je vois», pourraient sous-estimer l’importance de ce verdict. En réalité, ce dernier revêt un caractère historique. Voilà pourquoi.
Premièrement, et le plus important : la Cour s’est prononcée contre Israël. Même si le dossier sud-africain, bien préparé, scrupuleusement argumenté et très détaillé, couvre plus de 80 pages, ses grandes lignes sont très simples à comprendre : Pretoria a saisi la CIJ – qui règle seulement les conflits entre les États et non entre les individus – de cette affaire pour faire constater qu’Israël commettait un génocide dans ses attaques contre Gaza, portant ainsi atteinte aussi brutalement que possible aux droits fondamentaux des Palestiniens.
Un tel constat prend toujours des années. À cette étape préliminaire, qui s’est déroulée sous nos yeux, la requête immédiate de l’Afrique du Sud consistait à entraîner les juges à décider qu’il existe une probabilité assez élevée de génocide, et visait deux objectifs. D’abord, donner une suite à l’affaire et ne pas permettre de la rejeter. Deuxièmement, faire émettre une injonction, appelée dans ce contexte «des mesures préliminaires», ordonnant à Israël de renoncer à ses actions génocidaires afin que les droits des victimes palestiniennes soient protégés de manière appropriée.
La Cour a ignoré l’argument de l’«auto-défense»
La CIJ a réalisé les deux objectifs, à une majorité de 15 voix contre deux. L’un des deux juges à s’être opposé au verdict est israélien. En revanche, parmi ceux qui se sont exprimés contre Tel-Aviv figurent même la présidente de la Cour, de nationalité américaine, et un juge originaire d’Allemagne, un pays qui a pris une position auto-dommageable pro-israélienne. En ce qui concerne le pseudo-argument israélien invoquant son «auto-défense», la Cour l’a ignoré à juste raison. (Selon le droit international, des puissances occupantes ne possèdent tout simplement pas ce droit à l’égard d’entités occupées, point final.)
Il s’agit d’une victoire incontestable pour l’Afrique du Sud, aussi bien que pour la Palestine et les Palestiniens, et d’une défaite écrasante pour Israël, ce qui a même été reconnu avec une clarté appréciable par Kenneth Roth, chef de l’ONG foncièrement pro-occidentale Human Rights Watch.
Il est vrai que la CIJ ne dispose d’aucun pouvoir pour faire exécuter ses verdicts. Ceux-ci devraient d’abord passer par le Conseil de sécurité où les États-Unis protègent Israël quoi qu’il commette, y compris un génocide. Pourtant, il existe de bonnes raisons pour que les représentants israéliens aient réagi avec des déclarations aussi arrogantes qu’agressives, qui ne peuvent que nuire davantage à la réputation d’Israël déjà bien entachée à l’international.
Le Premier ministre Benjamin Netanyahou, par exemple, a fait état de son nihilisme «juridique» en rejetant comme «scandaleuse» la conclusion raisonnée de la Cour devant laquelle Israël avait toute la possibilité de plaider sa cause. Itamar Ben Gvir, le ministre israélien de la Sécurité nationale, d’extrême droite, raciste fervent et défenseur de terroristes, a ridiculisé la décision en publiant un post sur X (ex-Twitter) avec tout simplement : «Hague schmague.»
Et bien sûr, comme à l’accoutumée, ceux qui ne se conforment pas à la ligne politique d’Israël sont stigmatisés comme antisémites : à l’heure qu’il est, la CIJ rejoint les Nations unies, l’Organisation mondiale de la santé et pratiquement tous ceux qui sont en dehors de la bulle idéologique du sionisme dans la liste de ceux qui sont diffamés de cette manière. (Un des effets secondaires de cet abus répandu de l’accusation d’antisémitisme est bien sûr le fait qu’elle ne sera bientôt plus prise au sérieux même quand ce sera nécessaire. Et nous pourrons en remercier Israël.)
Malgré le fait que la CIJ ne dispose pas d’une armée capable d’obliger Tel-Aviv à se soumettre à la loi, ces accès de colère trahissent une forte crainte. Vous pourriez vous demander pourquoi. Après tout, la seule chose que la CIJ n’a pas fait était d’ordonner un cessez-le-feu. Certains commentateurs se sont concentrés sur ce fait pour constater – avec joie de la part d’Israël et de ses alliés et avec une grande déception de la part de ses victimes, opposants et détracteurs – que cela pervertissait la décision.
Un ordre direct de cessez-le-feu était improbable
Ils ont tort. Comme l’a expliqué, par exemple, l’expert palestinien en droit Nimer Sultany (de l’École des études orientales et africaines de Londres), un ordre direct de cessez-le-feu était improbable. Il existe nombre de raisons pour cela : la CIJ ne peut pas adresser un tel ordre au Hamas, alors le donner seulement à Israël serait en principe difficile, et promouvrait d’ailleurs la propagande israélienne. Puisque c’est le Conseil de sécurité de l’ONU seul qui pourrait donner du poids à la décision de la Cour internationale de justice, la tentative de décréter un tel cessez-le-feu unilatéral aurait facilité pour les États-Unis le sabotage du Conseil en qualifiant la décision de «biaisée». Bien qu’il soit logique pour l’Afrique du Sud de demander un cessez-le-feu auprès de la Cour internationale, la meilleure institution qui puisse ordonner un cessez-le-feu demeure toujours le Conseil de sécurité.
Il est tout à fait possible d’interpréter les exigences concrètes que la CIJ a formulées à Israël comme envisageables seulement dans le cas d’un cessez-le-feu officiel ou de facto. En effet, les pays arabes semblent se préparer maintenant à prendre cette position et à utiliser cette décision de la Cour pour demander un cessez-le-feu au Conseil de sécurité. Cela pourrait bien échouer de nouveau mais même un tel échec contribuera à affaiblir la position des États-Unis, le sponsor vital d’Israël.
Outre la question du cessez-le-feu, il y a d’autres facteurs peut-être plus inquiétants du point de vue d’Israël. Même si les États-Unis continuent à protéger Israël, le monde est bien plus grand que cela. Des gouvernements et des responsables politiques occidentaux qui ont soutenu Tel-Aviv inconditionnellement en leur procurant des armes, une couverture diplomatique et de relations publiques, ainsi qu’en réprimant toute critique d’Israël, sentiront des frissons : la convention sur le génocide des Nations unies et le statut de Rome condamnent non seulement le fait de perpétrer un génocide mais aussi le fait de ne pas le prévenir ou d’en être complice.
Maintenant que la CIJ a confirmé que le génocide était suffisamment probable pour mériter une enquête et des actions immédiates, Joe Biden, Antony Blinken, Ursula von der Leyen, Olaf Scholz, Rishi Sunak, Keir Starmer, Emmanuel Macron et Annalena Baerbock, pour n’en citer que quelques-uns, devraient commencer à s’inquiéter. Tandis que la CIJ ne poursuit pas des individus, la Cour pénale internationale (CPI) le fait. Bien qu’elle ait tergiversé autant qu’elle le pouvait, elle sera maintenant très probablement contrainte d’ouvrir une enquête à part entière.
«Cela pourrait très mal se terminer pour les politiciens occidentaux»
En outre, des actions judiciaires peuvent également être portées devant les juridictions nationales. Tout cela prendra des années. Mais cela pourrait très mal se terminer pour les politiciens occidentaux orgueilleux qui n’auraient jamais imaginé que de telles accusations pourraient échapper à leur contrôle (là où elles servent d’outils politisés pour s’en prendre aux dirigeants africains et aux opposants géopolitiques) et devenir un problème pour eux, susceptible de changer leur vie. En résumé, le prix pour se ranger du côté d’Israël a augmenté. Même si tous ne le sont pas, la plupart des politiciens sont de solides opportunistes. Tel-Aviv aura plus de mal à mobiliser ses amis.
Il est vrai que certains gouvernements et dirigeants occidentaux, par exemple le Canada ou Rishi Sunak, se sont dépêchés de montrer leur mépris du droit international en attaquant la décision de la CIJ. Mais il y a un élément de bravade désespérée, de sifflement dans une forêt qui s’assombrit. Et il y a aussi un dilemme : plus les représentants de l’Occident font preuve d’arrogance, plus ils s’aliènent le monde. Ils peuvent penser qu’ils luttent contre l’isolement d’Israël. En réalité, ils le rejoignent sur sa trajectoire descendante : ils montrent de nouveau que leur prétendu «ordre fondé sur des règles» est le contraire de l’égalité de la loi internationale pour tous.
Les puissances non occidentales comme la Chine et la Russie, qui ont longtemps résisté à l’hypocrisie de cet «ordre fondé sur des règles» et ne sont pas complices des atrocités commises par Israël, s’attirent les bonnes grâces du monde entier et un avantage géopolitique. Leurs positions et leur stratégie seront donc confirmées par la décision de la CIJ. Cela affaiblira également davantage Israël sur la scène internationale.
Si le monde est plus grand que les États-Unis ou l’Occident, il contient aussi bien plus que de la politique au sens étroit du terme. Dans le domaine des narratifs, il s’agit également d’un revers sévère pour Israël et ses partisans : ceux qui ont rejeté avec arrogance l’action en justice sud-africaine comme étant sans fondement ou comme «une moquerie», par exemple dans The Economist, paient désormais en crédibilité. Leur valeur en tant qu’armes dans la lutte d’Israël pour gagner l’opinion publique mondiale est réduite.
Enfin et surtout, les domaines de la politique et des narratifs recoupent bien sûr celui de la guerre : il est inévitable que ceux qui combattent Israël avec les armes se sentent encouragés, et à juste titre. Pour des forces telles que la Résistance palestinienne, le mouvement Ansar Allah (les Houthis), qui dirigent de facto le Yémen, le Hezbollah et l’Iran, cette décision de la CIJ coïncide avec l’échec militaire d’Israël à Gaza : même si ses troupes ont massacré des civils (et enregistré de manière obsessionnelle de fières preuves de leurs crimes qui vont désormais les hanter), ils sont loin d’avoir «éradiqué le Hamas» (le but supposé de la guerre) ni libéré les otages par la force. À mesure que l’isolement international d’Israël s’aggrave, ses opposants auront de moins en moins de raisons d’y renoncer.
En bref, il s’agit d’un grand revers pour Israël. Son modèle politique, combinant apartheid, militarisme et bon droit du plus fort, ne «fonctionne» plus, même selon ses propres termes. L’avenir est imprévisible, mais il est certain qu’Israël sera dans une situation de plus en plus difficile.
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