Pour Raphaël Bléré, les Etats-Unis verraient dans le patriarche de Constantinople un relai de pouvoir, afin notamment de saper l'influence de l'Eglise orthodoxe russe. Un jeu risqué pour Bartholomée Ier.
Raphaël Bléré est consultant en intelligence économique et auteur du blog “Alpha & Oméga” sur l’actualité du monde orthodoxe.
Entre le 23 octobre et le 3 novembre 2021, le Patriarche Bartholomée 1er de Constantinople se trouve à Washington pour le centenaire de l’archevêché grec d’Amérique, ainsi que pour l’inauguration de l’église Saint-Nicolas détruite lors de l’effondrement des deux tours du World Trade Center le 11 septembre 2001.
Cette visite est sans conteste une marque de reconnaissance par l’establishment américain, aussi bien républicain que démocrate, qui souhaite offrir au patriarche de Constantinople un accueil des plus chaleureux, notamment en lui permettant de rencontrer le président américain Joe Biden. Le rôle majeur de ce dernier dans la lutte contre l’influence de l’Eglise orthodoxe russe, dans plusieurs pays orthodoxes, lui vaut aujourd’hui d’être considéré comme un défenseur du monde libre contre les volontés impérialistes russes qui, pour être réelles dans certains domaines, sont le plus souvent et malheureusement fantasmées.
Ce conflit larvé entre les deux juridictions orthodoxes – le Patriarcat de Constantinople et celui de Moscou – se développe plus spécialement au sein du conflit ukrainien, opposant Kiev aux rebelles de l’est russophone. En effet, cette guerre civile a été exacerbée par les décisions de Bartholomée qui a voulu accorder une autonomie administrative à une Eglise ukrainienne créée de toutes pièces à l’aide d’anciennes juridictions elles-mêmes déjà schismatiques – voire hérétiques – et de prêtres défroqués. Il suffit d’observer les relations qu’entretiennent les principaux protagonistes dans ce vaste capharnaüm, le Métropolite Doumenko ou encore Philarète Denissenko pour se rendre compte que cette juridiction créée avec la bénédiction du Patriarche Bartholomée aura énormément de difficultés à tenir debout. D’autant plus que la survie financière de cette institution dépend du bon vouloir d’un Etat ukrainien déjà asséché par sept ans de guerre civile, une raréfaction des apports en capitaux et une crise démographique majeure. En termes d’effectifs là aussi, les données sont contradictoires entre les études faites à Kiev et d’autres qui sont réalisées du côté des rebelles. Il est par conséquent difficile de donner les chiffres exacts du nombre de fidèles pour chaque juridiction. Le nombre de paroisses, quant à lui, est encore aujourd’hui largement en faveur de l’Église d’Ukraine rattachée à Moscou (depuis plus de 300 ans) et dirigée par le Métropolite Onuphre.
Aujourd’hui, le Patriarche Bartholomée revendique la primauté juridictionnelle sur toutes les églises orthodoxes du monde alors qu’il ne représente, en termes de fidèles, que quelques milliers de personnes. L’Eglise russe, quant à elle, peut se targuer de rassembler près d’un tiers des chrétiens orthodoxes de la planète, soit environ 100 millions d’individus.
Le Patriarcat de Constantinople agit dès lors comme une entité supra-territoriale, sans consistance réelle, en plus de lutter pour sa survie en territoire turc. Ne trouvant que peu d’alliés en dehors du monde grec, Bartholomée a choisi de se tourner vers Rome et les Américains afin d’obtenir soutien et protection contre l’influence russe.
Il est facile pour les Etats-Unis d’utiliser cette puissante institution comme vecteur de la politique américaine au sein du monde orthodoxe. Il est à noter une convergence d’agenda, notamment sur le thème de l’écologie, partagé par Bartholomée (régulièrement surnommé le «patriarche vert») et exposé dans le dernier rapport de la CIA 2021. Il va de soi que la préoccupation spirituelle de chaque chrétien étant la préservation de la vie sous toutes ses formes, le combat pour la sauvegarde de la planète ne peut être que naturel et n’a nul besoin d’être érigé en étendard idéologique. Néanmoins, sans aller jusqu’à dire que le Patriarche Bartholomée suivrait aveuglément les injonctions idéologiques occidentales de notre époque, il est troublant de voir comment certaines thématiques ressortent régulièrement de ses discours.
Souvenons-nous des accusations à l’encontre du patriarche après le putsch raté de 2016 en Turquie (en écho aux critiques qu’avaient suscitées la rencontre en Turquie en 1996 entre Fetullah Güllen et Bartholomée), comme en témoigne celles qui ont été formulées par le magazine pro Erdogan, Gerçek Hayat, en 2020. Le Patriarche Bartholomée (pourtant de nationalité turque) n’a pas été le seul à être décrit comme un agent de l’étranger participant à la déstabilisation de l’Etat turc, d’autres courants religieux ayant été visés. Bien que membre de l’OTAN, la Turquie cherche depuis longtemps à se débarrasser de l’influence américaine et surtout à pérenniser son renouveau islamique pour en faire un socle politique et culturel. La reconversion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée est un exemple flagrant de la nouvelle politique religieuse turque.
Le Patriarcat de Constantinople se trouve aujourd’hui pris au piège dans un billard à trois bandes entre la Russie, la Turquie et les Etats-Unis. Terriblement affaibli en Turquie, il ne peut aujourd’hui compter que sur des soutiens externes. Se tourner vers les Etats-Unis peut se comprendre pour des raisons historiques. Le Phanar devra cependant faire attention aux retournements de veste de l’ami américain, si prompt à lâcher ses alliés lorsque ses intérêts propres sont en jeu.
Raphaël Bléré
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