Pierre Lévy rappelle que, contrairement à ce que fait valoir l'exécutif, la hausse des prix des hydrocarbures n'a pas été provoquée par le conflit en Ukraine – mais est due, notamment, à la déréglementation des marchés de l’énergie européen.
Le climat pourrait se réchauffer à grande vitesse. Le climat social, s’entend. C’est en tout cas ce que semble craindre le gouvernement, confronté à de possibles incendies protestataires sur plusieurs fronts. Celui des retraites, d’abord, où Emmanuel Macron entend bien imposer une réforme… conforme aux «recommandations» de l’UE que Bruxelles a tout récemment rappelées. Celui de l’assurance-chômage, ensuite, où le décret publié va restreindre les droits des allocataires, ce qui a réussi à indisposer tous les syndicats, même la CFDT.
Le climat pourrait se réchauffer à grande vitesse. Le climat social, s’entend
Celui de l’inflation, enfin et surtout, au détriment du pouvoir d’achat de millions de ménages. Avec au premier rang la hausse du prix de l’énergie – carburants, électricité, gaz – dont le coût va peser tout particulièrement sur les familles les plus modestes.
Certes, dans le cas du gaz, les cours sont redescendus par rapport aux sommets himalayens atteints cet été. Mais justement, les consommateurs vont payer maintenant le prix de cet hydrocarbure acheté au plus haut pendant la période estivale. C’était du reste une consigne de l’Union européenne : acheter à tout va pour gonfler les stocks au maximum… Ce qui n’a, du reste, pas été pour rien dans l’envolée des cours mondiaux.
Evidemment, il ne manque pas de bons esprits pour pointer du doigt la coupable présumée : la guerre en Ukraine. Comprendre : la Russie.
Pourtant, la hausse des prix des hydrocarbures est antérieure au déclenchement de la guerre. Elle a démarré en 2021, lorsque l’économie mondiale a commencé à sortir de la torpeur liée à la pandémie de Covid, et a été dopée par différents facteurs conjoncturels, dont des goulots d’étranglement dans la reprise de la production.
La hausse des prix des hydrocarbures est antérieure au déclenchement de la guerre
Qui plus est, pour l’Europe, trois facteurs de fond ont joué. A commencer par le plus structurel : la déréglementation des marchés de l’énergie. Jusqu’aux années 1990, la plupart des pays disposaient, pour la production et/ou la distribution de gaz et d’électricité d’un exploitant en situation de quasi-monopole. Publics, comme en France, ou même privés, ces grands fournisseurs étaient liés à l’Etat, celui-ci fixant souvent des tarifs réglementés ; ils opéraient une péréquation de coûts entre les différentes moyens de production d’électricité sur la base des coûts totaux ; par ailleurs pour le gaz, ils pouvaient passer des contrats d’importation (souvent conclus d’Etat à Etat) à long terme privilégiant stabilité des prix et sécurité d’approvisionnements.
Mais en 1996, Commission européenne et Etats membres lancent le premier «paquet» de déréglementation visant à introduire la concurrence dans le domaine de l’énergie. Le but était d’en finir avec l’existence de monopoles nationaux, et d’ouvrir ainsi le secteur aux profits privés. D’autres «paquets» suivront, en 2003 et 2009. En France, les gouvernements successifs ont transposé cette volonté européenne. Et imposé notamment le «choix» entre différents fournisseurs d’électricité et de gaz concurrents. Avec la promesse de faire baisser les factures pour le consommateur…
Sauf que la loi du marché est implacable : ce n’est plus l’intérêt collectif qui prime, mais la rentabilité. Ainsi, le prix de l’électricité devient déterminé par le «coût marginal» (intégrant seulement les frais variables) de la dernière unité de production appelée par ordre de coût croissant. Par exemple, dans l’hypothèse où le mégawattheure d’électricité nucléaire coûte 40 euros à produire, s’il manque 10% de courant pour répondre à la demande et qu’il faut donc (car le courant se stocke peu) mettre en route en complément une centrale à gaz produisant à 100 euros, c’est ce dernier chiffre qui va fixer le cours de… 100% de l’électricité produite. Des cours du gaz qui s’envolent entraînent donc mécaniquement ceux de l’électricité.
Une situation frustrante pour les pays dont les capacités nucléaires (France) ou renouvelables (Espagne) était censées assurer des MWh bon marché. Tant que le gaz russe peu cher abreuvait l’Allemagne et l’Europe centrale, le problème n’était pas sensible. Tel n’est plus le cas : l’UE se tourne désormais vers des vendeurs de gaz – Etats-Unis, Norvège, Qatar… – qui le proposent à prix d’or. Dès lors, c’est l’ensemble des pays de l’UE qui se retrouvent percutés par les hausses car le marché européen de l’énergie a été largement interconnecté – ce qu’on nous a présenté comme un avantage.
La Commission européenne a promis de présenter une réforme du marché de l’électricité au printemps prochain, ce dont s’est félicité Paris, mais qui se heurte à la réticence de Berlin. Il est improbable que cette réforme annoncée change quoi que ce soit de fondamental.
D’autant que le deuxième facteur est la volonté bruxelloise de «sauver la planète». Depuis des années, les entreprises de nombreux secteurs économiques doivent acheter des « certificats CO2 » pour compenser leurs émissions de gaz à effet de serre. Les fournisseurs d’énergie sont concernés, ce qui revient à imposer une «taxe verte» sur chaque kilowattheure produit. Qui plus est, un paquet de contraintes supplémentaires a été proposé en juillet 2021, pour mise en application en 2023. Rien que cette perspective a déjà fait bondir le prix des certificats CO2 actuels, qui doivent être achetés aux enchères par les producteurs. Au demeurant, Bruxelles persiste et signe : lesdits certificats, qui renchérissent la production, doivent pousser les consommateurs… à faire preuve de «sobriété».
Le poids supplémentaire des sanctions anti-russes
C’est dans ce contexte qu’un troisième facteur a accéléré l’envolée des prix du gaz, et, par voie de conséquence, de l’électricité : les sanctions prises par l’UE contre la Russie. En vertu de celles-ci, les achats de charbon russe ont d’abord été interdits ; ceux de pétrole le furent ensuite fin 2022 (sauf exception pour quelques pays). Et certains dirigeants européens poussaient pour étendre l’embargo au gaz, avant que d’autres ne fassent valoir qu’une telle mesure provoquerait une catastrophe économique. Trop tard : Moscou avait pris les devants en restreignant ses livraisons.
La loi du marché est inexorable, et se retourne désormais contre ses plus fervents défenseurs bruxellois
Dès lors, la rareté a contribué à doper les cours du gaz. Et même les «alliés», les Etats-Unis ou le Qatar par exemple, ne font pas de cadeaux. De même, la Norvège, gros producteur très proche de l’UE, refuse de faire «un prix d’am» à cette dernière. La loi du marché est inexorable, et se retourne désormais contre ses plus fervents défenseurs bruxellois… A fortiori dès lors que le marché européen est fortement intégré. C’est cette dernière contrainte qui empêche pour l’heure un pays de dessiner sa propre politique énergétique à long terme.
La «souveraineté européenne», chère à Emmanuel Macron, apparaît ici comme un oxymore – absurde et contre-productif.
Pierre Lévy
«Sobriété» subie et risques de coupure : le prix des choix européens