Chroniques

La «couverture» médiatique occidentale de la Russie est incroyablement dangereuse et ne fait que se dégrader

L’auto-illusion pratiquée par les journalistes qui écrivent sur la Russie a des conséquences désastreuses.

Cet article a été initialement publié sur RT International par Glenn Diesen, professeur à l’université du Sud-Est de la Norvège et auteur pour la revue Russia in Global Affairs.

La couverture médiatique occidentale de chaque élection russe est mauvaise. Mais cette fois-ci, elle a été encore pire que d’habitude.

Au lieu de s’insurger contre l’incompétence explicite, il est plus constructif d’explorer les raisons pour lesquelles tout débat rationnel sur le pays semble toujours impossible. Sans parler des conséquences désastreuses de cette auto-illusion permanente.

Raison contre conformité au groupe

L’une des premières choses qu’on apprenne en sociologie, c’est que l’être humain lutte constamment entre l’instinct et la raison. Pendant des dizaines de milliers d’années, nous avons développé l’instinct de s’organiser en groupes, perçus comme un gage de sécurité. Tel est le résultat de l’évolution biologique : pour survivre, il fallait s’organiser en «nous» contre «les autres». La loyauté au sein du groupe est renforcée par l’attribution d’identités contrastées : le «nous» vertueux contre «les autres» vicieux, ce qui permet d’empêcher un individu de trop s’éloigner de la meute.

Cependant, les êtres humains sont également dotés de raison et donc de la capacité d’évaluer la réalité objective indépendamment de leur entourage immédiat. Dans les relations internationales, il est impératif de se mettre à la place de l’adversaire. La rationalité requise pour voir le monde à travers le prisme de «l’autre» est essentielle pour parvenir à une compréhension mutuelle, réduire les tensions et atteindre une paix durable.

Tous les processus de paix et de réconciliation réussis de l’histoire – de l’Irlande du Nord aux négociations pour mettre fin à l’apartheid en Afrique du Sud – ont été fondés sur ce principe.

Nous attendons des journalistes qu’ils fassent preuve d’impartialité dans leur présentation de la réalité, ce qui est particulièrement important pendant une guerre. Et pourtant, cela s’avère quasi-impossible, surtout pendant les conflits. Lorsqu’un être humain est confronté à des menaces extérieures, son instinct grégaire remonte à la surface, alors que la société exige la loyauté envers le groupe et punit ceux qui s’en écartent. L’obéissance politique exigée en temps de guerre se traduit généralement par un affaiblissement de la liberté d’expression, du rôle du journalisme et de la démocratie.

Pourquoi les Russes ont-ils voté pour Poutine ?

Comment comprendre les raisons de l’immense popularité du président Vladimir Poutine en Russie et de sa victoire écrasante ?

Si nous utilisons notre raison et résistons à nos instincts tribaux, il ne devrait pas être difficile de comprendre la popularité de Poutine. Si les années 1990 ont été une période dorée pour l’Occident, elles ont été un cauchemar pour les Russes. L’économie s’est effondrée et la société s’est désintégrée avec des conséquences vraiment terribles.

La sécurité du pays s’est également écroulée, car l’expansion de l’OTAN ne permettait plus de convenir d’une architecture de sécurité européenne inclusive. Celle-ci avait été esquissée dans la Charte de Paris pour une nouvelle Europe en 1990 et dans les documents fondateurs de l’OSCE.

L’affaiblissement de la Russie a permis d’ignorer ses intérêts et l’OTAN a pu envahir la Yougoslavie, alliée de Moscou, en violation du droit international.

Lorsque Poutine a accédé à la présidence le 31 décembre 1999, il était courant en Occident de prédire que la Russie connaîtrait le même sort que l’Union soviétique, à savoir un effondrement final.

Or, la Russie est devenue la plus grande économie d’Europe (en parité de pouvoir d’achat ou PPA), la société s’est remise des désastreuses années 1990, sa puissance militaire a été restaurée et de nouveaux partenaires internationaux ont été trouvés en Orient et dans le Sud, comme en témoigne le rôle croissant des BRICS.

En outre, la plupart des Russes estiment que ce n’est pas une bonne idée de changer de dirigeants au beau milieu d’une guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie en Ukraine, considérée comme une menace existentielle. On ne change pas de cheval en cours de route, conseille un proverbe américain souvent attribué à Abraham Lincoln.

À propos des États-Unis, feu Mikhaïl Gorbatchev, qui y était immensément populaire, n’hésitait pas à critiquer Poutine lorsqu’il était encore parmi nous. Pourtant, il a néanmoins affirmé que Poutine avait «sauvé la Russie face aux prémices d’un effondrement».

Aujourd’hui, tout journaliste occidental qui reprendrait ces paroles se ferait immédiatement traiter de «poutiniste», soit de trahir le «nous». Les journalistes occidentaux ne peuvent pas reconnaître les immenses réalisations de la Russie depuis 1999 car cela pourrait être interprété comme une légitimation et un soutien au «mauvais» camp.

Le prix de l’auto-illusion

Les arguments ne sont pas jugés selon la mesure dans laquelle ils reflètent une réalité objective, mais plutôt selon le soutien ou la condamnation exprimés envers la Russie. La conformité à un récit traduit la loyauté envers un groupe, alors que la volonté de priver les opposants de toute légitimité impose des limites à ce qui peut être discuté.

Reconnaître les acquis de Poutine au cours des 25 dernières années est considéré comme un soutien à ce dernier, ce qui équivaut à une trahison.

Par ailleurs, les journalistes ne discutent pratiquement jamais des préoccupations de Moscou en matière de sécurité et de la mesure dans laquelle nos intérêts divergents peuvent être harmonisés. Au lieu de cela, la politique russe est décrite en se référant à des descriptions désobligeantes du caractère de Poutine.

Comme dans nos autres guerres, les conflits sont expliqués par la présence d’un méchant homme qu’il suffirait d’éliminer pour que l’ordre naturel de la paix soit rétabli. Poutine, selon ce discours, serait la plus récente réincarnation d’Hitler et nous vivrions toujours dans les années 1940, où un adversaire doit être vaincu et non pas apaisé.

Comment les journalistes peuvent-ils alors expliquer à leur public la popularité de Poutine et les raisons de cette affluence pour voter pour lui alors qu’il est interdit de dire quoi que ce soit de positif sur le président russe ? Incapables de vivre dans la réalité et de se mettre à la place de l’adversaire, comment sommes-nous censés avoir une analyse et des politiques sensées ? J’ai toujours mis en garde mes étudiants en relations internationales : «Il ne faut pas détester vos rivaux, il en résulte des analyses médiocres et dangereuses !»

Donner de soi une image vertueuse coûte cher. Comment l’Occident peut-il poursuivre la diplomatie et travailler avec Poutine lorsque ce dernier est présenté comme l’incarnation du mal et comme un dirigeant illégitime ? Même une explication de la politique russe est perçue comme une légitimation de la politique russe, ce qui est considéré comme de la propagande qui n’a pas droit de tribune. Les gens se conforment au mantra du bien contre le mal, car il leur semble vertueux et patriotique de démontrer qu’ils soutiennent le groupe auquel ils appartiennent et qu’ils détestent l’autre groupe. Mais comment poursuivre nos intérêts lorsque nous avons plongé dans l’auto-illusion et banni la réalité de notre analyse ?

Depuis deux ans, j’essaye d’expliquer pourquoi les sanctions antirusses étaient vouées à l’échec et pourquoi la Russie gagnera la guerre, mais on me répond qu’il s’agit de propagande russe visant à saper le soutien aux sanctions et à remettre en question le discours sur la victoire ukrainienne imminente. Au diable la réalité ! Ignorer la réalité donne une image déformée de la Russie, ce qui conduit inévitablement à des erreurs de calcul. Comment la Russie, «station-service qui se déguise en pays», a-t-elle pu surmonter les sanctions occidentales les plus draconiennes et voir son économie survivre voire même prospérer selon certains critères ? Pourquoi cette unité des Russes face à une menace existentielle si nous ne pouvons pas reconnaître le rôle que l’OTAN a joué ici ?

Sigmund Freud a étudié la mesure dans laquelle la psychologie du groupe fondée sur les instincts pouvait diminuer la rationalité de l’individu. Les idées de Freud ont été développées par son neveu, Edward Bernays, père de la propagande politique de nos jours. Il y a plus d’un siècle, Walter Lippmann mettait en garde contre la psychologie de groupe gérée avec de la propagande, car elle avait un prix élevé. Céder à l’instinct qui consiste à considérer tout conflit comme un bras de fer entre un «nous» vertueux et «autres» méchants implique que l’instauration de la paix exige la défaite de l’adversaire, tandis qu’une solution viable équivaut à l’apaisement.

Qu’est-ce qui explique mieux l’échec actuel de l’analyse rationnelle et l’effondrement de la diplomatie qui en résulte ?

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