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L’Allemagne poursuivie à la CIJ en raison de son aide à Israël : une ironie de l’Histoire

Un retour de bâton mondial contre Israël loin d’être terminé, comme le montre clairement l’affaire portée devant la Cour Internationale de Justice par Managua. Une analyse de Tarik Cyril Amar.

Cet article a été initialement publié sur RT International par Tarik Cyril Amar, historien allemand à l’Université Koc d’Istanbul, spécialisé sur la Russie, l’Ukraine, l’Europe de l’est, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide culturelle et la politique de la mémoire

Ces 8 et 9 avril, la cour Internationale de Justice, souvent considérée comme le «tribunal du monde», tiendra des audiences à la suite d’une plainte déposée par le Nicaragua contre l’Allemagne. Managua accuse Berlin de faciliter un génocide ainsi que des violations du droit international par Israël contre les Palestiniens et souhaite qu’un terme soit mis à l’aide militaire octroyée à l’État hébreu.

Bien malin celui qui pourra présager du résultat de ces audiences. Cependant, l’événement est d’importance car il pourrait avoir des conséquences considérables pour trois raisons : d’abord, il s’agit de la plus haute instance judiciaire des Nations unies. Bien que sans moyens indépendants pour faire exécuter ses décisions, ces dernières n’en restent pas moins pourvues d’un poids politique certain, tant à court terme qu’à long terme. Ensuite, bien qu’Israël soit absent de la salle d’audience, le génocide perpétré à Gaza est au cœur des débats. Enfin, quel que soit l’arrêt rendu en définitive, la décision de la Cour aura des répercussions sur d’autres pays, en particulier en Occident qui soutient Israël et ses attaques.

«L’Allemagne facilite la commission d’un génocide», selon le Nicaragua

L’argument avancé par le Nicaragua n’est pas compliqué : la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide (en bref, la Convention sur le génocide) répertorie plus d’une infraction. Ses termes prévoient que perpétrer un génocide – article 3(a) – ne constitue qu’une des manières de commettre un crime horrible. De plus, les mêmes dispositions valent pour les complices : article 3(e). Enfin, les États signataires s’engagent non seulement à s’abstenir de toute commission ou complicité de génocide, mais encore, – à l’article premier – à réprimer ces derniers.

La délégation du Nicaragua le 8 avril à la CIJ.

CIJ : le Nicaragua juge «pathétique» l’envoi simultané d’armes au gouvernement israélien et d’aide à Gaza par l’Allemagne

Les représentants de Managua font valoir que Berlin est coupable à double titre : « l’Allemagne facilite la commission d’un génocide », et elle l’entretient, et donc se rend complice. « Dans tous les cas, elle faillit à ses obligations de faire tout ce qui est en son pouvoir pour prévenir la commission d’un génocide. » De surcroît, le Nicaragua accuse Berlin d’enfreindre le droit international humanitaire (connu aussi comme le droit des conflits armés), ainsi que différentes normes contraignantes du droit international, en aidant Israël à poursuivre ses occupations illégales et son système d’apartheid, ainsi qu’en « niant le droit du peuple palestinien à l’auto-détermination ».

Malgré une désinformation persistante, le terme d’« apartheid » ne fait pas seulement référence au cas historique du régime raciste en Afrique du Sud en vigueur (formellement) entre 1948 et le début des années 1990. Au contraire, l’apartheid est depuis déjà un demi-siècle considéré comme crime contre l’humanité, ainsi que le confirme en 1998 le Statut de Rome (fondateur du Tribunal Pénal International), à son article 7. En termes simples, l’apartheid est un crime classé dans la même catégorie que, par exemple, l’extermination ou l’esclavage, pouvant malheureusement être commis n’importe où.

De la même manière, le droit à l’auto-détermination n’est pas un sujet idéologique ou de rhétorique politique facultatif. Il est au contraire un pilier du droit international moderne. Il est inscrit dans la Charte de l’Organisation des Nations unies ainsi que, à plusieurs reprises, réaffirmé dans des conventions et traités importants, et, peut-être plus notoirement encore, également dans la Déclaration de l’Assemblée Générale des Nations unies de 1960 sur « l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ».

Pour résumer, le Nicaragua ne plaisante pas : sa plainte fait appel à de nombreuses obligations essentielles du droit international. Elle va puiser bien plus profond que les «simples» actions de l’Allemagne lors de l’attaque génocidaire menée actuellement par Israël contre les Palestiniens. À cet égard, la plainte se concentre sur les exportations militaires continues et, en fait, croissantes de l’Allemagne vers Tel Aviv* et sur la décision de Berlin de suspendre son soutien financier à l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Mais Managua vise également les fondements de la politique que Berlin mène depuis longtemps à l’égard d’Israël et par conséquent et inévitablement à l’égard de la Palestine. Les enjeux sont plus élevés qu’ils ne semblent paraître au premier abord.

La réaction publique en Allemagne a été atténuée et souvent peu sérieuse : le quotidien conservateur Die Welt, par exemple, soupçonne que le Nicaragua agit dans l’intérêt de la Russie : l’Allemagne joue un rôle clé dans la promotion des sanctions européennes contre la Russie au sujet de l’Ukraine, de sorte que Managua — caricaturé dans le bon vieux style de la guerre froide comme étant « loyal à Moscou » — s’efforce sûrement de se venger au nom du Kremlin. Des preuves ? Aucune, bien évidemment. (Die Welt est bien sûr un titre phare du groupe de médias Axel Springer qui est extrêmement pro-israélien. Il gagne également de l’argent grâce au courtage dans des colonies illégales d’Israël en Cisjordanie occupée.)

Mais l’Allemagne avec ses motivations et rationalisations tordues ne représente pas l’aspect le plus intéressant de cette affaire. Au contraire, l’intérêt réside plutôt dans ses implications internationales : c’est la première fois qu’il a été demandé à la CIJ de trancher sur une accusation de complicité dans le génocide à Gaza.

La plainte de l’Afrique du Sud contre Israël portait, bien sûr, sur le rôle d’Israël en tant que principal auteur de ce crime. La CIJ, il est important de le rappeler, a évoqué un risque plausible qu’Israël était effectivement en train de commettre un génocide ce qui, à ce stade, était la pire issue possible pour Tel Aviv (car les décisions finales dans ce type de dossier prennent toujours des années). Les juges ont ordonné plusieurs mesures à l’égard d’Israël (que son gouvernement a toutes traitées avec un mépris total) et ont bien sûr autorisé la poursuite de la procédure. Étant donné qu’Israël n’a fait qu’intensifier sa violence illégale depuis, il se pourrait bien qu’il soit condamné dans un avenir pas si lointain.

La conclusion préliminaire de la CIJ évoquant qu’un génocide était plausible a relevé l’urgence croissante de la question de la complicité

Par ailleurs, rien que la conclusion préliminaire de la CIJ évoquant qu’un génocide était plausible a relevé l’urgence croissante de la question de la complicité : si le génocide est au moins une éventualité plausible alors il doit y avoir un complice. Cependant, la question clé qui émerge est de savoir comment la Cour définira la notion de complicité. On voit mal comment la fourniture d’armes et de munitions puisse ne pas être considérée comme telle. De même, la suspension par l’Allemagne du financement de l’UNRWA était absurde et se basait sur les allégations d’Israël qui à leur tour avaient l’air d’avoir été obtenues par l’extorsion de faux aveux par la torture.

Il y a une raison si un certain nombre de pays (comme, par exemple, la Norvège, l’Irlande, la Belgique, la Turquie, l’Espagne, le Portugal et l’Arabie saoudite) n’ont jamais interrompu leur soutien financier à l’UNRWA, tandis que d’autres, qui avaient initialement cessé de payer, ont repris le financement (la France, le Japon, la Suède, la Finlande, le Canada et l’UE). Ce compromis douteux de l’Allemagne consistant à ne rétablir le financement que partiellement, en excluant particulièrement la bande de Gaza où l’aide est nécessaire d’urgence, risque de ne pas impressionner les juges.

Même une victoire partielle de Managua aurait des répercussions considérables

Quoi qu’il en soit, il est peu probable que le Nicaragua gagne cette procédure avec toutes ces accusations même si, à notre avis, elles sont tout à fait logiques. Mais même une victoire partielle de Managua aurait des répercussions bien au-delà de l’Allemagne. Au cas où les juges suivraient même dans une certaine mesure l’argument clé du plaignant sur la complicité, chaque gouvernement et institution internationale qui a soutenu Israël lors de son attaque actuelle contre les Palestiniens encourra le risque de faire l’objet d’accusations semblables. Comme il se doit.

Le potentiel effet de précédent serait un sérieux motif d’inquiétude pour les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, et soit l’UE dans son ensemble, soit au moins sa Commission qui s’accapare les pouvoirs sous la direction d’Ursula von der Leyen, impitoyable partisane d’Israël. Comme l’a noté le Washington Post, il y a une tendance mondiale croissante à la fin des livraisons d’armes à Israël. Les États-Unis et l’Allemagne, qui assurent presque 99 % des exportations d’armes à Israël, sont les deux principaux bastions, mais ils semblent toutefois être de plus en plus isolés.

Et ce ne sont pas seulement des institutions qui auraient une raison de s’inquiéter mais aussi des particuliers. Certains fonctionnaires britanniques se révoltent déjà parce qu’ils refusent qu’on fasse d’eux des complices du génocide. Dans la même logique, plus de 600 avocats importants, universitaires et anciens juges parmi lesquels d’anciens juges de la Cour suprême ont publiquement averti le gouvernement britannique « qu’il enfreint le droit international en continuant d’armer Israël ».

Un tournant vers une attitude plus critique envers Israël aurait été marqué par le récent massacre de sept membres de l’organisation humanitaire « World Central Kitchen » (WCK) commis par Israël. Bien qu’une des victimes soit un jeune Palestinien, les autres étaient, généralement parlant, des « Occidentaux ». Il est clair que ces morts ont bien plus de valeur aux yeux des élites occidentales et du public en général que celles de plus de 30 000 Palestiniens. Même aux États-Unis, des dizaines de membres démocrates du Congrès ont depuis exhorté publiquement à cesser les fournitures d’armements à Israël. Parmi les signataires on trouve non seulement des personnalités traditionnellement très critiques envers Israël comme Rashida Tlaib mais aussi une partisane ardente d’Israël, Nancy Pelosi.

Le Nicaragua a porté son affaire devant la Cour Internationale de Justice le 1er mars. Les audiences vont maintenant avoir lieu. Il s’est avéré que la brutalité de l’armée israélienne en général et en particulier lors de l’attaque contre le convoi de WCK a eu pour conséquence que Berlin, et Tel Aviv indirectement, sont confrontés à ces audiences sur fond de retournement général, même s’il est loin d’être absolu, contre Israël. Les juges de la CIJ sont, bien entendu, des juristes de haut niveau. Leur évaluation de l’affaire ne dépendra pas de ce contexte immédiat et ils pourraient même décider de rejeter la plainte de Managua même s’ils ne le devraient pas. Mais la question de la complicité dans le génocide commis par Israël ne disparaîtra pas, d’une manière ou d’une autre.

Enfin, ce que semblent oublier beaucoup d’Allemands comme Die Welt à la fois malheureux et arrogant, avec ses œillères et la rhétorique usée de la Guerre froide, c’est que le Nicaragua est un représentant classique à la fois des pays du sud et du monde multipolaire émergent. En la personne de l’Allemagne, il s’en prend à un représentant tout aussi traditionnel de l’Occident, même si secondaire et en pleine crise. Le seul fait que l’Occident soit en train de perdre le contrôle à la fois des institutions et des récits clés marque un tournant fondamental. Pour reprendre les termes tristement racistes du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, la « jungle » s’invite au « jardin ». Et c’est le jardin qui est sur la défensive : légalement, moralement et aux yeux de la majeure partie de l’humanité.

*La Russie reconnaît Jérusalem-Ouest comme la capitale israélienne selon le site internet du département consulaire du ministère russe des Affaires étrangères.

La Cour internationale de justice estime qu’Israël doit «empêcher toute incitation possible» au génocide

 

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