Les organisateurs de l’événement en Suisse veulent que New Delhi soit représenté au plus haut niveau pour coincer Moscou. Une analyse de l'ancien ministre indien des affaires étrangères Kanwal Sibal.
Cet article a été initialement publié sur RT International par Kanwal Sibal, ancien ministre indien des Affaires étrangères et ancien ambassadeur en Russie de 2004 à 2007.
Le paysage géopolitique international devient de plus en plus périlleux. Le conflit en Ukraine se poursuit et aucune solution n’est en vue. Les tensions dans le Pacifique occidental entre la Chine et les Philippines s’accroissent, ajoutant à l’instabilité persistante de la question taïwanaise. La troisième zone de dissensions régionales potentielles concerne l’Iran et Israël.
Le conflit ukrainien est le plus grave car il oppose les deux pays les plus puissants, les anciens antagonistes de la Guerre froide, dans un conflit militaire réel, quoique indirect, impliquant une dimension nucléaire dangereuse, alors même que les accords de contrôle des armements existants ont été résiliés.
En Ukraine, bien que la situation sur le terrain ait évolué en faveur de la Russie et que l’objectif que les États-Unis et l’UE s’étaient précédemment fixés d’infliger une défaite stratégique à la Russie au moyen d’une guerre par procuration (en armant et en finançant l’Ukraine) n’ait pas été atteint, il n’y a toujours aucun signe de réelle volonté de trouver une solution par la négociation.
L’Occident pris au piège de sa propre rhétorique
Il devient de plus en plus difficile pour l’Occident de sortir de l’engrenage d’une politique dans laquelle il est pris au piège. L’Ukraine est considérée comme la frontière ultime de l’Europe face à la Russie «non européenne».
Le discours dominant dans les hautes sphères consiste à dire que si la Russie gagne en Ukraine, elle s’en prendra à d’autres pays européens, à commencer par la Pologne et les pays baltes. Par conséquent, la sécurité européenne à long terme est supposée être en jeu. Avec un tel degré de diabolisation de la Russie et de son président Vladimir Poutine, il est difficile pour l’Occident de reculer, même si l’on reconnaît de plus en plus que l’Ukraine mène un combat perdu d’avance.
Le soutien des États-Unis à l’envoi de davantage d’armes et d’argent en Ukraine diminue, bien qu’un nouveau projet de loi sur une aide à l’Ukraine de 60,8 milliards de dollars soit en passe d’être approuvé au terme d’un processus législatif.
L’UE veut se préparer à l’éventualité que les États-Unis diminuent leur soutien à l’Ukraine (surtout si Donald Trump est réélu), et est prête à assumer davantage de responsabilité s’agissant d’armer et de financer Kiev. À cette fin, les pays d’Europe occidentale ont augmenté leurs budgets de défense et ont l’intention de renforcer leurs propres capacités militaires.
Bruxelles et l’OTAN jettent de l’huile sur le feu
Le président de la Commission européenne et le secrétaire général de l’OTAN attisent les sentiments belliqueux par leurs déclarations bellicistes contre la Russie, au lieu d’adoucir leur rhétorique pour ouvrir la voie au dialogue et à la diplomatie.
Ceci en dépit du fait que l’économie de l’UE traverse une période difficile et que les tensions sociales augmentent. Les agriculteurs, en particulier en Pologne, protestent contre l’afflux de céréales ukrainiennes et d’autres produits agricoles dans l’UE car leurs intérêts sont lésés. Ceci est assez ironique car l’exportation de céréales ukrainiennes depuis les ports de la mer Noire, perturbée par le conflit, a nécessité l’ouverture d’une route alternative à travers l’Europe pour soutenir l’agriculture ukrainienne.
À ce stade, la probabilité d’une percée diplomatique dans la question ukrainienne est faible. Le président Volodymyr Zelensky fait frénétiquement pression pour obtenir plus d’armes pour se prémunir des attaques de missiles russes, essayant de culpabiliser les États-Unis et d’autres pour l’avoir laissé sans protection, sous la forme d’une guerre psychologique. Il a même appelé à une aide plus directe des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de la France pour intercepter des missiles russes, comme ces pays l’ont fait lors de la récente attaque iranienne contre Israël.
Une conférence de paix sans Moscou n’a guère de sens
Alors que l’Occident alimente la fièvre de la guerre, des mesures sont également prises pour organiser en juin en Suisse une conférence internationale de paix sur le plan de paix en dix points de Zelensky. Il est de nature maximaliste et a été rejeté par la Russie, qui s’est déclarée prête à négocier, mais sur une base réaliste reconnaissant les changements territoriaux sur le terrain.
Moscou ne rendra ni la Crimée ni les quatre régions russophones qui ont voté lors de référendums leur rattachement à la Russie, alors que l’Ukraine exige la restitution complète de ces territoires, ainsi que des réparations de guerre, des poursuites contre les Russes pour des crimes de guerre présumés, etc.
La position des États-Unis et de l’UE est qu’ils n’imposeront pas de solution territoriale sur l’Ukraine. Zelensky a également adopté une loi interdisant de mener des négociations avec la Russie tant que Poutine est au pouvoir, bien que celui-ci vienne de remporter l’élection présidentielle et restera en place pendant les six prochaines années.
Toute proposition de l’Occident devrait être précédée de véritables pas vers la paix de sa part. Au contraire, des mesures sont prises pour augmenter les livraisons d’armes à l’Ukraine, avec une propagande inlassable selon laquelle Poutine attaquera l’UE si l’on le laisse gagner en Ukraine, avec toujours plus de sanctions contre Moscou, des appels à la Chine pour qu’elle ne soutienne pas la Russie, les États-Unis et l’UE ne retirant cependant pas leur soutien à l’Ukraine.
La Suisse et l’Ukraine s’emploient activement à recueillir des appuis à la conférence de paix proposée, en particulier auprès des pays du Sud. Quatre réunions à huis clos pour préparer cette conférence ont déjà eu lieu, mais sans la participation de la Russie. De toute évidence, une conférence de paix à laquelle la Russie ne participe pas n’a guère de sens. On ne peut pas présenter à Moscou un cadre de paix dans lequel il ne jouerait aucun rôle. La stratégie semble être de mobiliser autant de pays que possible, en particulier des pays du Sud, afin que le plan de paix puisse être présenté comme le point de vue de la communauté internationale au sens large, auquel la Russie devrait répondre.
Il semble que le ministre suisse des Affaires étrangères ait eu une conversation préalable avec son homologue russe à New York sur la participation de la Russie après un tour préliminaire sans sa présence. Le ministre russe des Affaires étrangères pense qu’il s’agit de ruse diplomatique de la part de la Suisse qui n’est plus neutre, s’étant jointe à toutes les sanctions occidentales contre la Russie.
La Suisse et l’Ukraine tentent de convaincre l’Inde
Pour promouvoir la tenue du sommet de la paix, les ministres des Affaires étrangères suisse et ukrainien se sont rendus en Inde pour insister sur sa participation, convaincus que cela encouragerait d’autres pays du Sud à y participer. En ce qui concerne l’ordre du jour, l’Inde a été informée qu’elle pouvait choisir ceux des dix points de la formule de paix de Zelensky contre lesquels elle n’avait aucune objection, et cela pourrait servir de base à sa participation.
Tout cela suggère que la conférence est un stratagème pour isoler diplomatiquement la Russie en démontrant que l’Ukraine veut la paix et que les pays du Sud sont favorables au dialogue, tandis que la Russie s’obstine. Le chancelier allemand Olaf Scholz, lors d’une visite en Chine, a demandé la participation de Pékin. La Chine avait proposé son propre plan de paix, que la Russie considérait comme plus équilibré, mais cela n’a abouti à rien.
L’Inde a toujours prôné le dialogue et la diplomatie pour mettre fin au conflit ukrainien. Par souci de cohérence, elle ne peut, d’emblée, rejeter toute initiative de paix, aussi imparfaite soit-elle, et refuser d’y participer. C’est pourquoi elle a pris part à des séances antérieures à huis clos consacrées au « plan du sommet de la paix » en Ukraine. En conséquence, elle serait ouverte à la participation au sommet du 10 juin, au moins pour constater que sans la participation de la Russie en tant qu’une des deux principales parties au conflit, toute initiative serait semblable à un mariage sans fiancé. Les organisateurs attendent la participation de l’Inde au plus haut niveau.
Du 13 au 15 juin, l’Italie accueille la réunion du G7, à laquelle le Premier ministre indien est invité. Le sommet sur la paix en Ukraine est prévu pour les 15 et 16 juin, ce qui permettrait à Narendra Modi d’y prendre part immédiatement après la fin du sommet du G7. Cependant, les résultats des élections générales actuelles en Inde seront annoncés le 4 juin, ce qui signifie que si le parti de Modi, le BJP, gagne comme prévu, le Premier ministre sera préoccupé par les cérémonies postélectorales et la formation du cabinet, et il est peu probable qu’il puisse quitter l’Inde.
Au mieux, il pourrait assister au sommet du G7 pendant une journée et se dépêcher de rentrer au pays. Quoi qu’il en soit, en raison de la manière dont ce prétendu sommet de la paix est organisé, et compte tenu des informations faisant état d’un nombre croissant de militaires occidentaux envoyés en Ukraine à des postes « non militaires », ainsi que d’une augmentation des livraisons d’armes, l’Inde pourrait ne pas juger approprié la présence de Modi et décider à juste titre d’une représentation à un niveau politique inférieur.
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