Chroniques

«Sobriété» subie et risques de coupure : le prix des choix européens

Pour Pierre Levy, la France paie son revirement sur la politique nucléaire et ses choix européens, à l'heure de la crise énergétique. Or, face à cette «sobriété» forcée, nos gouvernants se gardent bien d'assumer leur responsabilité.

Y aura-t-il des coupures d’électricité en janvier ? A ce stade, bien malin qui peut avoir des certitudes. Mais le simple fait que cette hypothèse soit envisagée est vertigineux. Il y a encore un an, nul n’imaginait un tel questionnement. Si ce n’est peut-être quelques collapsologues éclairés (à la bougie), probablement prompts à se réjouir désormais que les autorités apportent ainsi de l’eau à leur… moulin.

Les aficionados du réchauffement nous invitent à ne pas confondre météo (ponctuelle) et climat (de longue durée). L’argument est certes recevable, mais on n’a pas souvenir qu’ils l’aient beaucoup mis en avant quand, il y a quelques mois, des vagues de chaleur torride écrasaient le pays, preuves présentées comme irréfutables des catastrophes liées à l’effet de serre… Quoiqu’il en soit, être ainsi dépendants d’un hiver peut-être rigoureux nous ramène quelques lustres en arrière, quand l’activité vitale (se nourrir, se chauffer, s’éclairer, se déplacer…) dépendait des caprices du ciel. Certes, on évoque des délestages de deux heures, ce qui n’est pas la fin du monde, nous explique-t-on.

Cliché pris à Paris, le 1er juin 2022 (image d'illustration).

RTE évoque un «incident technique» après la coupure d’électricité à Paris

Peut-être. Mais cela n’en reste pas moins un marqueur impressionnant de la régression à l’œuvre. Et pas seulement dans l’Hexagone, puisque de nombreux pays européens se préparent à cette perspective. Chacun d’entre eux a bien sûr des caractéristiques énergétiques spécifiques. Ainsi, la dépendance de l’Allemagne au gaz russe a mis la République fédérale en situation de fragilité – son agence des réseaux vient du reste d’alerter : les économies de gaz sont très inférieures à ce qu’elles devraient être. L’Italie fait face à des difficultés comparables, mais n’a, en outre, pas les moyens allemands pour indemniser son industrie.

La France avait misé, dans les années 1970, sur l’indépendance énergétique grâce à un puissant programme nucléaire. Et bénéficiait pour cela d’un service public unifié, non soumis aux lois du marché, du moins jusqu’à ce que l’Union européenne impose libéralisation et concurrence, à partir de la fin des années 1990. Un atout incomparable, du moins tant que la volonté politique faisait primer l’intérêt général. Las, pour des raisons européennes, mais aussi idéologiques et politiciennes (exigences des Verts au sein de la gauche plurielle), le nucléaire est devenu une cible, lors de la même période. Un délitement programmé du secteur était engagé. Avec d’inévitables conséquences en matière de maintien des investissements, des compétences, du savoir-faire.

Le pays en paye le prix aujourd’hui : alors que 16 réacteurs nucléaires (sur les 56) sont en maintenance, cette dernière est par exemple ralentie par le manque de soudeurs qualifiés – quel jeune avait, ces dernières années, envie de se lancer dans cette branche, implicitement promise à la casse ? Un déclin voulu, symbolisé par la fermeture de la centrale (en parfait état) de Fessenheim, dont les mégawatts auraient peut-être justement permis de passer le cap.

On peut du reste préciser au passage que l’amour de la nature, un des arguments des anti-nucléaires, vient d’être à nouveau invoqué, le 6 décembre, pour justifier… l’interdiction de la centrale hydro-électrique de Sallanches en Haute-Savoie : l’association France Nature Environnement a gagné en appel et même obtenu la destruction de l’installation qui venait à peine d’être achevée. A l’heure où l’on nous somme d’économiser le moindre kilowattheure, on croit rêver, ou plutôt cauchemarder.

Emmanuel Macron le 6 décembre en Albanie.

Macron s’insurge contre les «scénarios de la peur» liés aux coupures de courant programmées

Précisément, l’heure est à la «sobriété» imposée. Au moins idéologiquement : il n’est pas un seul journal télévisé qui ne comporte au moins deux ou trois sujets expliquant l’intérêt de faire cuire les nouilles avec l’eau chaude de la vaisselle, ou bien l’art de porter des doudounes au bureau. Une athlète de haut niveau expliquait pour sa part sur France 2, le 12 décembre, qu’elle se passait désormais du chauffage – il suffit selon elle de faire les exercices physiques nécessaires. L’appel aux enfants à «éduquer» leurs parents à la sauvegarde de la planète est aussi un thème incontournable.

Sur les perspectives de délestages électriques proprement dits, la communication gouvernementale fut cependant chaotique. La probabilité a d’abord été présentée comme infime. Ensuite, en une ou deux semaines, le discours a changé, incitant chacun à se préparer à une perspective qui semblait s’être considérablement renforcée. Puis, au gré d’un déplacement sur la centrale de Penly, le locataire de Bercy a à nouveau fait évoluer la rhétorique, sur le thème : «On va réussir ensemble à éviter les coupures».

 Sur les perspectives de délestages électriques proprement dits, la communication gouvernementale fut chaotique

Dans Le Monde (13/12/2022), l’éditorialiste économique fustigeait l’alarmisme, et déplorait le ton du débat. Un ton qui lui semblait notamment dangereux «parce qu’il alimente la propagande poutinienne qui exploite toutes les dimensions de la crise énergétique». Décidément, quel que soit le sujet, Moscou est accusé d’être en embuscade. On notera tout de même que, contrairement à leurs voisins occidentaux, les Russes ne semblent pas menacés de coupures électriques. Un comble pour l’UE dont les sanctions visaient à mettre l’économie russe à genoux…

Il y a fort à parier que si l’électricité manque en France pour passer quelques pointes cet hiver, le gouvernement vantera sa capacité à avoir anticipé, et justifiera ainsi son appel aux restrictions. Si la période se passe sans coupure, il félicitera les Français pour leur sens du sacrifice ainsi récompensé.

Et, fort probablement, incitera à poursuivre la «sobriété» sur le thème : on a prouvé que c’était possible, il faut désormais adopter cette ascèse comme règle de vie. Pour sauver la planète, et pour nuire à Poutine… Autant d’«arguments» qui n’avaient pas suffi jusqu’à présent. La peur de manquer (jointe aux tarifs en hausse) aura-t-elle finalement été le «bon» levier ?

 Il y a fort à parier que si l’électricité manque en France pour passer quelques pointes cet hiver, le gouvernement vantera sa capacité à avoir anticipé, et justifiera ainsi son appel aux restrictions

Avec en arrière-plan, le «Paquet Vert» promu par la Commission européenne, comprenant les projets de directives et de règlements visant à faire de l’Europe «le continent le plus vertueux du monde». Et tant pis pour l’industrie, qui migre vers l’Asie et l’Amérique, et l’emploi…

Pierre Levy

POLIT’MAG – Coupures d’électricité : «La France a peur !»

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