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Oleg Barabanov : pourquoi avons-nous besoin de la Lune ?

La sonde russe Luna-25 s’est écrasée sur la Lune cet été. Cet échec a relancé le débat sur les priorités spatiales russes, dans un contexte de vive concurrence géopolitique. Une situation inévitable, selon Oleg Barabanov.

Cet article a été initialement publié par Oleg Barabanov, directeur des programmes du club de discussions Valdaï sur le site de l’institution.

Le terme «course à la Lune» est apparu il y a longtemps, à l’aube de l’ère spatiale, acquérant, dès le début, une dimension géopolitique évidente. Il reflétait cette grande — peut-être, rétrospectivement, exagérément grande — importance symbolique liée à la primauté spatiale. L’Union soviétique a été le premier pays à mettre en orbite un satellite artificiel de la Terre et à envoyer un homme dans l’espace. Les Américains ont répondu, bien des années plus tard, par l’atterrissage de leurs astronautes sur la Lune. A l’époque, le début du programme lunaire américain avait été annoncé, en grande pompe, dans les médias, par le président américain John F. Kennedy. Sa phrase «We choose to go to The Moon» («Nous choisissons d’aller sur la Lune») est devenue l’une des citations «cosmiques» les plus célèbres de l’histoire.  

Ce que l’on connaît moins, c’est que, dans ce même discours, Kennedy a probablement été le premier à parler de la nécessité d’une coopération pacifique dans l’espace, indépendamment de la géopolitique, car l’exploration spatiale était une tâche qui incombait à l’ensemble de l’humanité. Cependant, la véritable coopération entre l’URSS et les Etats-Unis dans l’espace a commencé plus tard, lors de l’élaboration du programme commun «Apollo-Soyouz», qui a coïncidé, semble-t-il, avec la détente géopolitique de la première moitié des années 70. Alors qu’au début, c’était la logique de la concurrence qui prévalait.

De la compétition entre bureaux en URSS au monopole de Roscosmos

Le programme lunaire soviétique, contrairement à celui des Etats-Unis, n’a pas été médiatisé dès le début. Les préparatifs du vol habité sur la Lune n’ont pas été couverts par la presse nationale. Ce n’est qu’à l’époque post-soviétique, grâce aux mémoires des vétérans de l’industrie spatiale et à des documents partiellement déclassifiés, qu’on a pu évaluer l’effervescence et le désir évident de devancer les Américains dans ce domaine. Ces sources témoignent d’une compétition acharnée au sein de l’Union soviétique, entre les différents bureaux d’études, lors de la préparation du programme lunaire. Il s’agit plus précisément de la rivalité entre le bureau d’études de Sergueï Koroliov (dirigé après sa mort par Vassili Michine) et de Vladimir Tchelomeï quant à la conception de la fusée et entre le bureau d’études de Nikolaï Kouznetsov et Valentin Glouchko concernant la conception des moteurs.

La sonde Luna-25, le 1er août 2023 (image d'illustration).

Crash de Luna-25 : la Russie refuse d’abandonner ses ambitions spatiales

Aujourd’hui, la question de savoir si cette concurrence interne dans l’industrie spatiale soviétique a été bénéfique ou néfaste fait l’objet de nombreux débats. Après l’échec de Luna-25, on a pu lire que la monopolisation actuelle, sous l’égide de la Roscosmos moderne, contrairement à la concurrence interne de l’ère soviétique, pourrait avoir été l’une des raisons de la dégradation des normes techniques. Comme nous le savons, la décision stratégique de disposer d’une double usine et d’un double bureau d’études concernant tous les aspects des nouvelles technologies, en particulier les technologies importantes pour la défense, a été prise à la fin de la période stalinienne et a ensuite été développée à l’époque de Khrouchtchev. Ce fut le cas non seulement dans l’industrie spatiale, mais aussi, par exemple, dans l’industrie nucléaire. A en juger d’après les mémoires, la concurrence entre les centres nucléaires soviétiques parallèles de Sarov et Snejinsk était également extrêmement féroce et parfois accompagnée d’intrigues bureaucratiques.

Il en va de même dans l’aviation, d’abord militaire, puis civile, entre les bureaux d’études de Toupolev, Iliouchine, Iakovlev et d’autres. En raison d’une plus grande transparence concernant les questions de l’aviation, la concurrence qui touchait la conception a été remplacée par une concurrence concernant les ressources administratives des concepteurs en chef. En conséquence, de nombreux développements prometteurs, par exemple ceux de Vladimir Miassichtchev ou Robert Bartini, n’ont jamais été réalisés.

L’industrie spatiale soviétique à cet égard n’était pas différente des autres. Les conditions de la course géopolitique avec les Américains ont imposé un calendrier serré auquel s’est ajoutée la pression de la concurrence interne. En conséquence, le projet sélectionné de Koroliov et Michine avec des moteurs de Kouznetsov n’a pas pu décoller. Tous les lancements de la fusée porteuse ultra-lourde à cinq étages N-1, dont le premier étage possédait trois douzaines de moteurs, ont échoué.

Il en va de même pour les vaisseaux spatiaux développés pour la mission lunaire habitée. Le vaisseau Soyouz, développé dans le cadre du programme lunaire, a également été préparé et lancé dans l’espace dans des conditions d’extrême précipitation. Cela a conduit à la tragédie «Soyouz-1» de Vladimir Komarov en avril 1967. Les sources publiées récemment révèlent que le parachute ne s’est pas ouvert du tout et que le vol lui-même s’est accompagné d’un certain nombre de situations anormales. En conséquence, le lancement du second «Soyouz» habité et l’amarrage en orbite prévu ont été annulés, même s’il s’agissait d’une étape clé du programme lunaire. A cela s’est ajouté le facteur humain lorsqu’en octobre 1968, Gueorgui Beregovoï à bord du «Soyouz-3» n’a pas réussi à effectuer l’amarrage manuel avec un navire sans pilote. Cet échec a finalement perturbé le calendrier, quel qu’ait été l’état de préparation de la fusée. La phrase de Beregovoï dans ses transmissions radio à la Terre, après l’échec de l’amarrage – «Les conditions sont excellentes, l’humeur est mauvaise» – est également devenue l’une des citations spatiales les plus célèbres, bien qu’elle n’ait été entendue que dans des cercles étroits de personnes.

Par conséquent, l’Union Soviétique a perdu la première course à la Lune. Après le succès du programme spatial américain «Apollo-11» en juillet 1969, le programme lunaire habité soviétique a été discrètement réduit à zéro. L’URSS s’est contentée de lancer des sondes qui ont connu des succès indéniables, à savoir le fonctionnement des astromobiles lunaires et la livraison en mode sans pilote de sol lunaire à la Terre.

Le retour de la Russie dans l’espace

Durant la période post-soviétique, pour des raisons évidentes, les explorations lunaires et interplanétaires de la Russie sont devenues beaucoup moins intensives. Elles ont aussi été marquées, malheureusement, par deux échecs dans les projets martiens, notamment de «Mars-96» et de «Phobos-Grunt» en 2011. C’est la raison pour laquelle la mission «Luna-25» a été perçue, avant le lancement et pendant la période de battage médiatique qui a suivi, comme le retour de la Russie dans l’espace. Pendant ce temps-là, les Etats-Unis, l’UE, la Chine et l’Inde avaient déjà excellé en notre absence. Donc, dans cette nouvelle course spatiale, nous nous sommes tout d’abord retrouvés en position de retardataires. Mais il est important de noter que le projet «Luna-25» lui-même a été préparé durant cette longue période difficile.

Ainsi, lorsque la décision de lancer la fusée a finalement été prise, le monde entier a assisté en direct à une réelle course entre la Russie et l’Inde. Selon la position relative de la Terre et de la Lune et pour des raisons balistiques, «la fenêtre des opportunités» qui permet le lancement dans des conditions les plus favorables de la fusée tombait à un moment précis. Et il s’est avéré que les Indiens ont envoyé leur vaisseau spatial sur la Lune en même temps que les Russes. L’Inde a commencé plus tôt mais, d’après le projet de vol, la Russie devait alunir d’abord. Mais même après l’échec de la mission «Luna-25», des experts de l’industrie spatiale russe ont déclaré que certains événements imprévisibles s’étaient produits durant le lancement et le vol. Et de leur point de vue, il aurait été plus raisonnable de reporter l’alunage afin de corriger plus justement tous les paramètres. Mais la Russie aurait alors perdu sa course lunaire avec l’Inde. Finalement, ce qui devait arriver, arriva. La station russe a échoué tandis que la station indienne a été alunie avec succès en plein sommet des BRICS, ce qui a donné l’occasion au Premier ministre Narendra Modi de s’exprimer lors de la retransmission en direct de l’alunage. Cette étape de la course à la Lune a donc été remportée par l’Inde.

Les programmes d’exploration spatiale s’accompagnent, encore de nos jours, d’une compétition géopolitique. Sur le site du club Valdaï, nous avons déjà attiré l’attention sur ce facteur qui ressemble à «la Foire aux vanités» dans le domaine des programmes spatiaux. Il semble que la situation soit inévitable. Mais la spécificité du lancement actuel de Luna-25 dans le contexte russe consiste également dans le fait qu’il s’est déroulé pendant l’opération militaire en Ukraine. Les médias russes se sont interrogés sur la nécessité de cette mission dans la situation actuelle. L’opinion dominante était que le lancement était nécessaire pour deux raisons. Premièrement, alors que le projet Luna-25 était déjà ancien et avait été ajourné à plusieurs reprises, la fenêtre d’opportunités balistique pour le lancement de fusées n’était pas très fréquente et il était impossible de l’ajourner encore plus. Deuxièmement, ce qui est aussi important, il fallait montrer que même, pendant le conflit actuel, la Russie était capable de mener des projets de grande envergure.  

«L’échec de Luna-25 n’est pas une raison pour baisser les bras»

Mais les médias russes ont également diffusé un autre point de vue. La situation actuelle exigeait de changer les priorités dans tous les secteurs, y compris l’industrie spatiale. Selon ce point de vue, le domaine spatial devrait accorder une attention particulière aux besoins du front, à l’amélioration de la reconnaissance par satellites dans les zones de combat et à l’arrière de l’ennemi ainsi qu’au développement d’une connexion satellitaire au front pour les soldats et officiers sur le modèle du Starlink d’Elon Musk. De plus, selon ce point de vue, l’heure n’est plus à la «Foire aux vanités» avec la Lune, ce qui était autrefois possible. Et le slogan soviétique de la Grande Guerre patriotique «Tout pour le front, tout pour la victoire !» devrait aujourd’hui devenir un impératif. A notre avis, ce point de vue a le droit d’exister.

Finalement, d’un côté, l’échec de Luna-25 n’est pas une raison pour baisser les bras et se lamenter. L’échec, à cette étape de la course à la Lune, pourra être corrigé à l’avenir. D’autre part, une partie considérable de la société russe s’interroge sur la pertinence de détourner l’attention (et les fonds budgétaires) des besoins d’approvisionner le front au profit de projets spatiaux sans rapport direct avec les tâches militaires actuelles.

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